Un lambeau de Patrie
Ce n’est qu’un bout de sol dans l’infini du monde.
Le Nord
Y déchaîne le vent qui mord.
Ce n’est qu’un peu de terre avec sa mer au bord
Et le déroulement de sa dune inféconde.Ce n’est qu’un bout de sol étroit,
Mais qui renferme encore et sa reine et son roi,
Et l’amour condensé d’un peuple qui les aime.
Le Nord
A beau y déchaîner le froid qui gerce et mord,
Il est brûlant, ce sol suprême.Quelques troupes, grâce à ce roi,
Y propagent l’exploit
De l’un à l’autre bout de boueuses tranchées,
Et l’Yser débordé y fait stagner ses eaux
Sur des vergers de ferme où jadis les oiseaux
Aux vieux pommiers en fleurs suspendaient leurs nichées.Dixmude et ses remparts, Nieuport et ses canaux,
Et Furne, avec sa tour pareille à un flambeau,
Vivent encore, ou sont défunts sous la mitraille.
Ô ciel bleu de la Flandre, aux nuages si clairs
Qu’on les prenait pour des anges traversant l’air,
Qui donc eût dit que tu serais ciel de bataille
Un jour ?Sous ta voûte, la gloire et le deuil tour à tour
Apparaissent et s’entremêlent.
Ô noms sacrés ! Wulpen, Pervyse et Ramscapelle !
C’est près de vos clochers, en d’immenses tombeaux,
Qu’ils goûtent le repos,
Ceux qui se sont battus avec force et furie.
Le sol qui les aima leur a fait bon accueil,
Si bien que n’ayant ni suaire ni cercueil,
Ils sont, jusqu’en leurs os, étreints par la Patrie.Parfois,
En robe toute droite, ou de toile ou de laine,
Celle qu’ils acclamaient aux jours d’orgueil, leur Reine,
Vient errer et prier parmi leurs pauvres croix ;
Et son geste est timide et son ombre est discrète :
Elle s’attarde et rêve et, quand le soir se fait,
Vers les dunes, là-bas, sa frêle silhouette
Avec lenteur s’efface et bientôt disparaît.Tandis que lui, le Roi, l’homme qui fut Saint Georges,
S’en revient du lieu même où l’histoire se forge
Aux bords de l’eau bourbeuse et sombre de l’Yser ;
Il rêve, lui aussi, et rejoint sa compagne
Et leurs pas réunis montent par la campagne
Vers leur simple maison qui s’ouvre sur la mer.Ô Flandre,
Voilà comment tu vis,
Aprement, aujourd’hui ;
Voilà comment tu vis
Dans la gloire et sa flamme, et le deuil et sa cendre.
Jadis, je t’ai aimée avec un tel amour
Que je ne croyais pas qu’il eût pu croître un jour.
Mais je sais maintenant la ferveur infinie
Qui t’accompagne, ô Flandre, à travers l’agonie,
Et t’assiste et te suit jusqu’au bord de la mort
Et même, il est des jours de démence et de rage
Où mon coeur te voudrait plus déplorable encor
Pour se pouvoir tuer à t’aimer davantage.
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Émile VERHAEREN
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
- J'ai cru à tout jamais notre joie engourdie
- Les Meules qui Brûlent
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- L'Ombre est Lustrale et l'Aurore Irisée
Prends garde à l'infini du monde.
Si tu vas trop loin vers le Nord,
Un cloporte ivrogne te mord.
Tu tombes, si tu vas au bord,
Au pouvoir des sirènes blondes.
Or, plus un pays est étroit,
Plus majestueux est son roi.
Et ce sont bien les rois suprêmes
Que le peuple solipsiste aime.
Les choses par le roi tranchées
Sont proclamées par les oiseaux.
Comme ils fonctionnent en réseau,
Partout tu trouves leurs nichées.
Le pinard emplit les canaux,
L'eau-de-vie sert pour les flambeaux.
L'air que le gyrovague braille
Chante les anciennes batailles.
D'autres pays n'ont que tombeaux,
Tout leur peuple est dans le repos,
Personne ne sort du cercueil
Pour s'occuper de ton accueil.
(Ce sont là les rares patries
Ne produisant nulle furie).
D'autres contrées ont une reine
En modeste robe de laine,
Picolant quand le soir se fait
Et que son sérieux disparaît.
Parfois, le Roi s'appelle Georges
Et tient le marteau dans la forge.
Quand il a bien battu le fer,
Il va se baigner dans la mer.