Un fils
À Alexis Orsat.
I
Quand ils vinrent louer deux chambres au cinquième,
Le portier, d’un coup d’œil plein d’un mépris suprême,
Comprit tout et conclut : – C’est des petites gens.
Le garçonnet, avec ses yeux intelligents,
Était gai d’être en deuil, car sa veste était neuve.
Vieille à trente ans, sa mère, une timide veuve,
Sous ses longs voiles noirs cachait ses yeux rougis ;
Et quand on apporta dans ce pauvre logis
Leur mobilier, – il faut que du terme il réponde, –
Le portier s’assombrit : – C’est du tout petit monde,
Pensa-t-il. Néanmoins, leur humble logement
Étant payé le huit très-régulièrement,
Il corrigea son mot : – Du petit monde honnête.
Mais quand il sut l’instant de leur coup de sonnette,
Il ne se pressa plus pour tirer le cordon,
– Par dignité ! – La veuve avait pourtant bon ton,
Et, pour vivre, courait les leçons de solfége.
À l’heure où son cher fils revenait du collége,
Elle était de retour et faisait le dîner.
Le dimanche, ils allaient souvent se promener
Ensemble au Luxembourg, donnaient du pain aux cygnes
Et revenaient. C’était de ces misères dignes
Et qui, lorsqu’on leur veut montrer de l’intérêt,
Ont un pâle sourire et gardent leur secret.
Ils plurent aux voisins. D’abord froide, la loge
Désarma. Le concierge eut quelques mots d’éloge ;
Et quand, six ans plus tard, un soir, il eut appris
Que le jeune homme avait obtenu tous les prix,
Ce père, ému par tant de courage et de zèle,
Rêva ceci : – Plus tard ?… Pour notre demoiselle ?…
Or, ce jour-là, tandis que le rhétoricien,
Radieux de l’orgueil de sa mère et du sien,
Pour la vingtième fois lui montrait son trophée
Et l’embrassait, au point qu’elle était étouffée,
Lui parlant à genoux ainsi qu’un amoureux
Et lui disant : – Maman, que nous sommes heureux !
Elle prit les deux mains de son fils dans les siennes
Et, tout à coup, laissant les douleurs anciennes
Toutes en même temps s’échapper de son cœur,
À ce naïf, à cet heureux, à ce vainqueur,
Elle livra le mot de la science amère.Il apprit qu’il n’avait que le nom de sa mère
Et qu’elle n’était pas veuve aux yeux de la loi.
Elle gagnait sa vie à vingt ans. Mais pourquoi
Laisser aller ainsi, seule, une jeune fille ?
La maitresse de chant et le fils de famille :
Un drame très-banal. Le coupable était mort
Brusquement, sans avoir pu réparer son tort ;
Elle eût voulu le suivre en ce moment funeste,
Mais elle avait un fils : – Un fils ! tu sais le reste.
Voilà, depuis seize ans, mon désespoir profond.
Je n’ai plus de santé, mes pauvres yeux s’en vont,
Tu n’as pas de métier, et nous avons des dettes.L’enfant avait rêvé gloire, sabre, épaulettes,
Un avenir doré, les honneurs les plus grands.
À présent, il voulait gagner douze cents francs.
Il consola sa mère, il parla comme on prie :
– Tu sais. Nous connaissons quelqu’un à la mairie
Il me fera nommer ; c’est un chef de bureau.
Ah ! pourvu qu’à vingt ans j’aie un bon numéro !
Mais oui, j’ai de la chance au jeu. Ne sois pas triste.
Puis ce n’est pas pour rien que je suis un artiste.
Et que je sais un peu jouer du violon.
On peut faire un métier du talent de salon.
Je me sens un courage indomptable dans l’âme ;
Tu verras. Mais ris donc, maman. D’abord, madame,
Je ne serai content que quand vous aurez ri.La pauvre heureuse mère ! un sourire attendri
Éclaira, fugitif, sa figure chagrine,
Puis, tendre, elle attira son fils sur sa poitrine,
Et, le serrant bien fort, elle pleura longtemps.Le soir, quand il fut seul, l’enfant de dix-sept ans,
En rangeant, à côté des autres sur leurs planches,
Ses livres gaufrés d’or et tout dorés sur tranches,
À ses rêves d’hier pour toujours dit adieu.
Comme il l’avait prévu, d’ailleurs, le reste eut lieu.
Un emploi très-modeste occupa sa journée ;
Et la bonne moitié de sa nuit fut donnée
À racler des couplets dans un café-concert ;
Car il avait raison, et, pour vivre, tout sert.
Mais, du jour où l’enfant accepta la bataille,
Il cessa tout à coup de grandir ; et sa taille
Resta petite ainsi que son ambition.Quand le portier connut cette décision,
Offensé dans ses goûts d’homme aristocratique,
Il ne put retenir quelques mots de critique :
– Ces gens de peu, dit-il, ont des instincts trop bas.
Ils voudraient s’élever, mais ils ne peuvent pas.
Ce jeune homme pourtant donnait quelque espérance,
C’est certain. Mais voilà ! pas de persévérance.
Et dire que jadis mon épouse estima
Qu’il pourrait convenir un jour à notre Emma !
Je souris quand je songe à ce projet folâtre.
D’ailleurs nous destinons notre fille au théâtre.II
Et le bon fils connut le spleen dans un bureau,
Le long regard d’envie à travers le carreau
Sur le libre flâneur qui se promène et fume,
L’infecte odeur du poêle à qui l’on s’accoutume
Mais qui vous fait pourtant tousser tous les matins,
Le journal commenté longuement, les festins
De petits pains de seigle et de charcuterie,
Le calembourg stupide et dont il faut qu’on rie,
L’entretien très-vulgaire avec le sentiment
De chacun sur les chefs et sur l’avancement,
Le travail monotone, ennuyeux et futile,
Le dégoût de sentir qu’on est un inutile,
Et, pour moment unique où l’on respire enfin,
Le lent retour, d’un pas affaibli par la faim
Que doit mal apaiser le dîner toujours maigre.
– En vieillissant, sa mère était devenue aigre.
Son long chagrin, souffert avec tant de vertu,
– Il faut bien l’avouer, – trop longtemps s’était tu :
Le cœur subit deux fois les douleurs qu’il faut taire
De plus elle allait mal. Enfin son caractère,
Même à ce fils chéri, paraissait bien changé.
Le repas était donc par lui-même abrégé ;
Il souffrait trop alors, pour lui comme pour elle,
De la voir agiter quelque vaine querelle,
Et toujours, le plus tôt possible, il s’en allait.
– À cette heure, au surplus, son devoir l’appelait
Dans le petit café-concert de la barrière,
Où chaque soir, tenant son violon, derrière
Un pianiste, chef d’orchestre sans bâton,
Et non loin d’un troupier soufflant dans un piston,
Il écoutait, distrait, et sans les trouver drôles,
La chanteuse fardée et montrant ses épaules,
Le baryton barbu, gêné dans ses gants blancs,
Et le pitre aux genoux rapprochés et tremblants,
En grand faux col, faisant des grimaces atroces
Et contant au public charmé sa nuit de noces.
Vers minuit seulement, enfin il se levait,
Rentrait, ouvrait parfois ses livres de chevet,
Mais de lire n’ayant même plus l’énergie,
Il se couchait, afin d’épargner la bougie.Cela dura cinq ans, dix ans, quinze ans. Hélas !
Quinze fois, quand revint la saison des lilas,
Dans la rue, il put voir, par les soirs de dimanches,
Les fillettes du peuple, en fraîches robes blanches,
Près du trottoir, où sont les pères indulgents,
Jouer à la raquette avec les jeunes gens,
Tandis qu’il s’éloignait, toujours seul, le timide.
Il ne passa jamais devant la pyramide
Des bols à punch ornant le comptoir d’un café,
Où souvent il avait, au passage, observé
De vieux garçons, amis des voluptés sans fièvres,
Brassant les dominos, la pipe entre les lèvres,
Qui s’appelaient « Mon vieux » et caressaient leur chien.
Il enviait leur sort ; car tel était le sien :
Gagner le pain du jour et le terme au trimestre.
Dans les commencements qu’il fut à son orchestre,
Une chanteuse blonde et phthisique à moitié
Sur lui laissa tomber un regard de pitié ;
Mais il baissait les yeux quand elle entrait en scène.
Puis, peu de temps après, elle passa la Seine
Et mourut, toute jeune, en plein quartier Bréda.
À vrai dire, il l’avait presque aimée, et garda
Le dégoût d’avoir vu, – chose bien naturelle, –
Les acteurs embrassés et tutoyés par elle ;
Et son métier lui fut plus pénible qu’avant.III
Or l’état de sa mère allait en s’aggravant.
Une nuit vint la mort, triste comme la vie ;
Et, quand à son dernier logis il l’eut suivie,
En grand deuil et traînant le cortége obligé
Des collègues heureux de ce jour de congé,
Il rentra dans sa chambre et songea, solitaire.
Il se vit sans amis, pauvre, célibataire,
Vieil enfant étonné d’avoir des cheveux gris ;
Il sentit que son âme et son corps avaient pris,
Depuis vingt ans, la lente et puissante habitude
De l’ennui, du silence et de la solitude ;
Qu’il n’avait prononcé qu’un mot d’amour : « maman »
Et qu’il n’espérait plus que son simple roman
Pût s’augmenter jamais d’un plus tendre chapitre.
– Le jour à son bureau, le soir à son pupitre,
Il revint donc s’asseoir, résigné, mais vaincu ;
Et, libre, il vit ainsi qu’esclave il a vécu.
Même dans la maison qu’il habite, personne
Ne songe qu’il existe, et, la nuit, quand il sonne,
Le vieux portier, – il a soixante-dix-sept ans
Et perd la notion des choses et du temps, –
Se réveille, maussade, et murmure en son antre :
– C’est le petit garçon du cinquième qui rentre.
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