Un acte de charité
Certes, en ce temps-là, le bon pays de France
Par le fait de Satan fut très fort éprouvé,
Pas un grêle fétu du sol n’ayant levé
Et le maigre bétail étant mort de souffrance.Trois ans passés, un vrai déluge, nuit et jour,
Ruisselait par les champs où débordaient les fleuves.
Or, chacun subissait les communes épreuves,
Le bourgeois dans sa ville et le sire en sa tour.Mais les Jacques, Seigneur ! Dévorés de famine,
Ils vaguaient au hasard le long des grands chemins,
Haillonneux et geignant et se tordant les mains,
Et faisant rebrousser les loups, rien qu’à la mine !L’été durant, tout mal est moindre, quoique amer ;
On se pouvait encor nourrir, malgré le Diable ;
Mais où la chose en soi devenait effroyable,
Sainte Vierge ! c’était par les froids de l’hiver.De vrais spectres, s’il est un nom dont on les nomme,
Par milliers, sur la neige, étiques, aux abois,
Râlaient. On entendait se mêler dans les bois
Les cris rauques des chiens aux hurlements de l’homme.C’étaient d’horribles nuits après des jours affreux ;
Et les plus forts tendaient aux plus faibles des pièges ;
Et le Maudit put voir des repas sacrilèges
Où les enfants d’Adam se dévoraient entre eux.Donc, en ces temps damnés, une très noble Dame
Vivait en son terroir, près la cité de Meaux.
Quand le pauvre pays fut en proie à ces maux,
Une grande pitié s’éveilla dans son âme.Elle ouvrit ses greniers aux gens saisis de faim,
Sacrifia ses boeufs, ses vaches, par centaines,
Fondit ses plats d’argent, vendit l’or de ses chaînes,
Donna tant, que tout vint à lui manquer enfin.Alors, par bonté pure, elle se fit errante ;
Elle allait conduisant son monde exténué,
Long troupeau qui n’était jamais diminué,
Car, pour dix qui mouraient, il en survenait trente.Mais les villes baissaient les herses, dans la peur
Que la horde affamée engloutît leur réserve.
En ce siècle, – que Dieu du pareil nous préserve ! -
Les bourgeois avaient plus d’angelots que de coeur.Les campagnes étant désertes, tout en friche,
Il fallait en finir. La Dame résolut
De délivrer les siens en faisant leur salut ;
Car en charité vraie elle était toujours riche.Une nuit que six cents mendiants s’étaient mis
À l’abri du grand froid en une vaste grange,
Pleine de dévoûment et d’une force étrange,
Elle barricada tous ses pauvres amis.Aux angles du réduit de sapin et de chaume,
Versant des pleurs amers, elle alluma du feu :
J’ai fait ce que j’ai pu, je vous remets à Dieu,
Cria-t-elle, et Jésus vous ouvre son royaume ! -Tous passèrent ainsi dans leur éternité ;
Prompte mort, d’une paix bienheureuse suivie.
Pour la Dame, en un cloître elle acheva sa vie.
Que Dieu la juge en son infaillible équité !
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Charles-Marie LECONTE DE LISLE
Charles Marie René Leconte de Lisle, né le 22 octobre 1818 à Saint-Paul dans l’Île Bourbon et mort le 17 juillet 1894 à Voisins, était un poète français. Leconte de Lisle passa son enfance à l’île Bourbon et en Bretagne. En 1845, il se fixa à Paris. Après quelques velléités lors des événements de 1848, il renonça... [Lire la suite]
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