Trop tard
Ah que n’ai je vécu dans ces temps d’innocence,
Lendemain de l’An mil, où l’on croyait encore!
Où Fiesole peignait loin des bruits de Florence
Ses anges délicats souriants sur fond d’or.Ô cloîtres d’autrefois! Jardins d’âmes pensives,
Corridors pleins d’échos, bruits de pas, longs murs blancs,
Où la lune le soir découpait des ogives,
Où les jours s’écoulaient monotones et lents.Dans un couvent perdu de la pieuse Ombrie,
Ayant aux vanités dit un suprême adieu,
Chaste et le front rasé, j’aurais passé ma vie
Mort à la chair et mort au monde, tout à Dieu!J’aurais peint d’une main tremblante ces figures
Dont l’oeil pur n’a jamais réfléchi que les cieux!
Au vélin des missels fleuris d’enluminures,
Et mon âme eut été pure comme leurs yeux.J’aurais brodé la nef de quelque cathédrale,
Ses chapelles d’ivoire et ses roses à jour.
J’aurais donné mon âme à sa flèche finale,
Qu’elle criât vers Dieu tous mes sanglots d’amour!J’aurais percé ses murs pavoisés d’oriflammes,
De ces vitraux d’azur peuplés d’anges ravis
Qui semblent dans l’encens et les cantiques d’âmes
Des portails lumineux s’ouvrant au paradis!J’aurais constellé d’or de rubis et d’opales
La châsse où la Madone en habits précieux
Tenant un lis d’argent dans ses fines mains pâles,
Si douloureusement lève ses regards bleus!J’aurais aux angélus si doux du crépuscule
Senti fondre mon coeur vaguement consolé
J’aurais poussé le soir du fond de ma cellule
Vers les étoiles d’or un sanglot d’exilé!Et consumant mes nuits en d’austères pensées
Près d’un crâne terreux riant sur mon cercueil,
Frappant mon front brûlant sur les dalles glacées,
Sous les clous de la haire écrasant mon orgueil,Jeûnant et méditant dans ma foi solitaire,
J’aurais, brisant mon âme aux élans du saint lieu,
Et, macérant la chair qui l’attache á la terre,
Avancé chaque jour sa délivrance en Dieu.Alors, alors, un soir dans le vaste silence
De ma cellule étroite, á genoux, muet, seul,
Sentant, morte á mon corps, que mon âme s’élance
Et veut monter, laissant sa dépouille au linceul,Entendant éclater les orgues d’allégresse,
Et voyant s’enfoncer autour de moi le mur,
Et les anges de feu d’où la foule se presse,
Gravir vers l’Eternel les escaliers d’azurEt des anges plus doux que des communiantes
Et moi faisant tourner au seuil du firmament
Sur leurs gonds de clarté les portes flamboyantes,
J’aurai pris mon essor, ivre ! – éternellement -Trop tard, trop tard. Ah oui ! croire á l’heure suprême
Que l’on entre au torrent des extases sans fin,
C’eût été tout pour moi ! – le bonheur, l’amour même…
Pourquoi m’as-tu fait naître dans ce siècle, ô DestinCertes ce siècle est grand quand on songe á la bête
De l’âge du silex, cela confond parfois
De voir ce qu’elle a fait de sa pauvre planète
Contre tout, en domptant une à une les Lois.Le télescope au loin fouille les Nébuleuses,
Le microscope atteint l’infiniment petit,
Un fil nerveux qui court sous les mers populeuses,
Unit deux continents dans l’éclair de l’esprit ;Des peuples de démons qui vivent dans la terre,
En extraient le granit, la houille et les métaux,
Et des cités de bois monte au ciel un tonnerre
De fourneaux haletants, de sifflets, de marteaux ;Les ballons vont rêver aux solitudes bleues,
Un moteur met en branle une usine d’enfer,
Les trains et les vapeurs hurlent mangeant les lieues,
On perce des tunnels dans les monts, sous la mer.Nous avons les parfums, les tissus, l’eau-de-vie,
Les fusils compliqués, les obusiers ventrus,
Les livres, l’art, le gaz, et la photographie,
Nous sommes libres, fiers, nous vivons mieux et plus.Le labarum divin qui brille sur les âmes
Au-dessus des cités tend vainement les bras,
L’orgueil des temps nouveaux a chassé ses fantômes
Et ceux qui croient encor doutent parfois tout bas.Et pourtant nous pleurons ! Nous pleurons et la Terre
Meurt de se voir seule ainsi par l’lnfini,
Et renonçant á tout depuis qu’elle est sans Père
Hurle éternellement lamasabacktani !Ah ! l’homme n’a qu’un jour ! Que lui font la science
La santé, le bien-être et les arts superflus,
Si l’au-delà suprême est clos á l’espérance?
Qu’a-t-il besoin de vivre, hélas ! s’il ne croit plus?Ne valait-il pas mieux lui laisser l’esclavage,
La terreur, l’ignorance, et la peste et la faim
Sous le ciel bas et lourd du sombre Moyen-Age
Avec l’espoir dernier de l’aurore sans fin !Ah ! Qu’est-ce que la vie et ses douleurs sacrées
Quand on est sûr d’entrer après ce mauvais jour
Dans la grande douceur où, toujours altérées,
Les âmes se fondront de douleur et d’amour !
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Jules LAFORGUE
Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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Magnifique poème,j'adore les rimes et le vocabulaire.