Révélation du monde
Vers le milieu de l’après-midi, Corsaire Sanglot se trouva (ou se retrouva) sur un boulevard planté de platanes. Eût-il cheminé longtemps si son attention n’avait été attirée par une femme nue reposant sur le trottoir. Jadis, sur cette gorge, Louise Lame avait mis des baisers scandaleux à l’égard de la populace. Puis des rues adjacentes les avaient attirées en sens contraires. Elles ne s’étaient jamais revues. Quant à la présence de ce cadavre nu dans un quartier qui devait être celui des Invalides ou celui de Monceau, à en juger par un dôme doré émergeant des toits des immeubles modernes, nul n’aurait pu l’expliquer. Tout autre que Corsaire Sanglot eût continué son chemin après une minute d’hésitation, mais en prenant le ciel et les arbres et l’impassible macadam à témoin que cette femme était adorable, en dépit de la rigidité cadavérique, il eût senti germer en son cœur un sentiment étrange, celui que l’amour et la mort seuls peuvent, quand ils se rencontrent, faire naître dans une âme respectable. Paysage de l’émotion, région supérieure de l’amour où nous construisons des tombeaux jamais occupés, lorsque la métamorphose physique finale est évoquée en votre présence l’homme prend quelque noblesse.
Corsaire Sanglot n’eut pas besoin de suivre son chemin pour que les allées de cyprès du songe solitaire connussent les semelles de son imagination.
Il avisa un immeuble de pierre meulière situé sur le trottoir apposé à celui de la belle morte. Au balcon du second étage une enseigne, semblable par le style et la matière (des lettres d’or sur fond noir) à celles des modistes, reflétait un soleil nègre :
À LA MOLLE BERTHECorsaire Sanglot n’hésita pas. Il entra dans le couloir. La concierge, une belle sirène, était en train de changer d’écailles, suivant la volonté de la saison. C’étaient, dans la loge meublée d’une table, d’un buffet et d’un cartel Henri-II, des tourbillons d’écailles vertes et blanches. Bientôt, la métamorphose fut terminée et la sirène lissa une magnifique queue d’écailles blanches ressemblant à de la laine. Mais le corsaire montait les étages avec rapidité.
La sirène dressa vers l’escalier sa main blanche et palmée :
« Prends garde, Corsaire Sanglot, pillard de méduses, ravageur d’astéries, assassin des requins ! On ne résiste pas impunément à mon regard. »
Arrivé au deuxième étage, le jeune homme sonna à la porte d’un appartement. Un valet de haute taille, galonné et doré, vint lui ouvrir et l’introduisit dans un vaste salon. Il prit place dans un fauteuil de cuir non loin d’une petite table genre table de bridge. Les valets du club des Buveurs de Sperme s’empressèrent autour de lui. Après avoir choisi un cru de choix, du sperme sénégalais année du naufrage de La Méduse Corsaire Sanglot alluma une cigarette.
Le club des Buveurs de Sperme est une immense organisation. Des femmes payées par lui masturbent par le monde les plus beaux hommes. Une brigade spéciale est consacrée à la recherche de la liqueur féminine. Les amateurs goûtent fort également certain mélange recueilli dans la vasque naturelle après d’admirables assauts. Chaque récolte est enfermée dans une petite ampoule de cristal, de verre ou d’argent, soigneusement étiquetée et, avec les plus grandes précautions, expédiée à Paris. Les agents du club sont d’un dévouement à toute épreuve. Certains ont trouvé la mort au cours d’entreprises périlleuses, mais chacun poursuit sa tâche passionnément. Mieux, c’est à qui aura une idée géniale. Celui-ci recueille le sperme du condamné guillotiné en France ou pendu en Angleterre, ce qui donne à chacune de ces émissions et suivant la torture, le goût du nénuphar ou celui de la noix. Celui-là assassine des jeunes filles et remplit ses ampoules de la liqueur séminale que leurs amants laissent échapper sous l’emprise d’une surprise douloureuse quand ils apprennent de sa bouche même la terrible nouvelle. Cet autre, engagé dans un pensionnat d’Angleterre, recueille la preuve de l’émoi d’une jeune pensionnaire quand, étant parvenue à la puberté sans que les maîtresses s’en soient aperçues, elle doit, pour une faute vénielle, recevoir, jupes retroussées et culotte basse, la fessée et les verges en présence de ses compagnes et peut- être d’un collégien, amené là par le hasard, dieu des joies amoureuses. Les fondateurs du club, derniers occultistes, se sont réunis pour la première fois au début de la Restauration. Et depuis lors, de pères en fils, l’association s’est perpétuée sous l’égide double de l’amour et de la liberté. Certain poète a déploré jadis que la société n’ait pas été fondée aux derniers jours de l’ère ancienne. On aurait pu de la sorte recueillir et le sperme du Christ et celui de Judas puis, au cours des siècles, celui de Charles Stuart d’Angleterre, celui de Ravaillac et les larmes corporelles de Mlle de Lavallière sur la route de Chaillot au trot sensuel des chevaux qui traînaient son carrosse et celles de Théroigne de Méricourt sur la terrasse des Feuillants et les spermes admirables qui coulèrent aux années rouges sur les estrades révolutionnaires aussi sûrement que le sang auquel ils se mélangèrent. Un autre regretta toujours la perte du divin breuvage que dut être le Malvoisie dans lequel un duc de Clarence fut noyé.
Les membres du club aiment la mer. L’odeur phosphorée qui s’en dégage les grise et, parmi les débris des grèves, épaves de navires, arêtes de poissons, reliquats de villes submergées, ils retrouvent l’atmosphère de l’amour et ce halètement qui, à la même heure, témoigne à notre oreille de l’existence réelle d’un imaginaire, pêle-mêle avec le crissement particulier du varech qui se dessèche, les émanations de ce magnifique aphrodisiaque l’ambre marine, et le clapotis des vagues blanches contre le sexe et les cuisses des baigneuses au moment précis où, atteignant enfin leur ceinture, elles plaquent le maillot contre la chair. Depuis combien de temps Sanglot buvait-il ? La nuit tomba ! Un nombre considérable d’ampoules brisées gisait à ses pieds à l’apparition de la première étoile, depuis celle en verre blanc du Sénégalais jusqu’à celle jaune des Esquimaux dont l’essence ne supporte pas la lumière du jour, habitués qu’ils sont à n’aimer que durant les six mois de ténèbres polaires. Pareil à l’ombrelle qui, par la fantaisie déployée, protège tout à coup une belle nageuse seule survivante de la catastrophe au moment où, sous le soleil, elle va succomber à l’insolation avant d’atteindre une terre secourable, le Bébé Cadum érigé sur la maison d’en face frappa le regard du buveur.
— Imaginez, Monsieur, lui dit son voisin, la stupeur de la jeune fille, liée par surprise et déshabillée, devant qui des hommes et des femmes nus prennent des attitudes frappantes, cependant qu’un bel indigène des îles de la Sonde la caresse au plus secret d’elle-même en tenant au-dessous d’elle une coupe à champagne. Cette stupeur a donné à ce liquide la saveur du pin maritime qui le caractérise.
— Pour ma part, je préfère, dit un autre consommateur, le sperme mâle au sperme femelle.
Ici une curieuse conversation sous l’influence du sperme.
— Femme Sperle ?
— Plutôt semelle.
— Semelle ? Semaine ? le temps et l’espace. Tout rapport entre eux est celui de la haine et des ailes.
— L’oseille est en effet un mets de choix, un mets de roi.
— Mois, déchet.
— Mot à mot, tome à tome, motte à motte, ainsi va la vie.
— Enfin voici que l’heure sonne.
— Que sœur l’aune.
— La sœur de qui ? demanda Corsaire Sanglot.
— Le cœur décis, décor ce lit.
— Feux intellectuels vulgaires.
— À l’heure actuelle, un ministre s’engouffre dans un corridor d’air et de tempête. Sa Légion d’honneur voltige un instant comme une hirondelle et s’abat. Un deuxième, un troisième ministre le suivent. Autant de poissons rouges dans un aquarium séduisent une coccinelle et cela fait une curieuse tragédie que le désespoir de ces animaux, faits pour s’aimer et qui, séparés par une paroi de verre, tournent en sens contraire.
Un arrivant. — Imaginez, Messieurs, l’émoi d’une femme robuste et fière et hautaine, d’assez grande taille, réduite à l’impuissance et qu’un jeune homme sodomise avec précaution, sans l’avoir complètement déshabillée. Les jupons et la jupe font bourrelet entre le ventre et la croupe. Le pantalon descendu aux genoux, les bas de soie plissés constituent un désordre adorable. Par-devant, les vêtements tombent presque normalement. Là où ils commencent à se relever on distingue un peu de chair blanche et, dans la pénombre du linge chiffonné, on devine le profil des fesses. Le jeune homme, après avoir lubrifié la chair ferme, écarte les deux fesses. Il pénètre lentement avec tendresse et régularité. Un émoi nouveau tourmente la patiente, une humidité révélatrice du plaisir apparaît. Avec une cuillère d’argent, une petite fille recueille délicatement ces larmes sacrées et les dépose dans un petit pot de grès rouge, puis, s’introduisant, grâce à sa faible taille, presque entièrement sous les jambes du couple, elle ne laisse perdre rien de la semence qui mousse autour du membre qui s’agite. Quand l’amour, tango superbe, est devenu une tempête de cris et de sanglots, elle recueille au bord de l’ourlet une neige tiède et odorante ; quand l’orifice est bien net, elle y applique sa bouche, minuscule et rouge ventouse. Elle aspire longuement, mélange intimement à sa salive et le pot de grès reçoit encore cette mixture. Pour terminer, la femme agenouillée laisse l’enfant recueillir ses larmes de honte, de colère, de joie, de fatigue.
« Ainsi avons-nous voulu que fût pressée la grappe merveilleuse. Aucune idolâtrie n’entre en notre passion. Hâtez-vous de rire, religieux déifages, francs-maçons idiots. Un instant notre imagination trouve en ce festin une raison de s’élever plus haut que les neiges éternelles. À peine la saveur merveilleuse a-t- elle pénétré notre palais, à peine nos sens sont-ils émus qu’une image tyrannique se substitue à celle de l’ascension amoureuse : celle d’une route interminable et monotone, d’une cigarette immense qui dégage un brouillard où s’estompent les villes, celle de vingt mains tendant vingt cigarettes différentes, celle d’une bouche charnue. »
Et le Corsaire Sanglot s’écria :
« Je pense aux mystères impérieux du langage. Le mot hafnaf qui figure dans la Chanson du dékioukoutage et signifie « cul », vient de la locution anglaise half and half qui, littéralement, signifie moitié et moitié. Le mot Présent a pour superlatif Président : celui qui est et qui est au-dessus des autres. Le mot ridicule est une déformation de ride-cul, déformation facile à expliquer quand on aura constaté qu’en riant on ouvre la bouche, d’où excès de peau qui se traduit par de petits plissements à l’orifice opposé. Il est donc logique que le ridicule provoque le rire. »
Ce discours éveilla le silence dans l’esprit des membres du club des Buveurs de Sperme. Le Bébé Cadum toussa longuement sur le toit de la maison d’en face et, à ce moment précis, quatre ombres se glissèrent jusqu’au cadavre de femme nue gisant sur le trottoir, le soulevèrent sur leurs épaules et disparurent. À la même heure, dans un hôtel meublé, deux femmes, agents du club, masturbaient soigneusement, sous menace de revolvers, deux jeunes hommes ahuris en qui naissait l’amour.
Un homme brun et rêveur rompit le respectable silence où se complaisaient les buveurs.
« Qu’on imagine l’amour sous telle, telle ou telle forme, je me refuse à le séparer d’un sentiment d’angoisse et d’horreur sacrées. Quand je connus Marie, dactylographe de seize ans, de grandes ailes pourpres battaient sans cesse à mes oreilles. Il n’était pas de minute où, malgré les contingences, des sentiers neufs et luisants ne reflétassent à l’infini mon visage lyrique et transfiguré. Je l’embrassai un jour, à la faveur d’un couloir, tandis que le patron, un commerçant laid, rogue et barbu, la réclamait à grands cris dans l’officine où sa vigilance têtue conservait la poussière séculaire amassée par trois générations mercantiles et crasseuses. Le prestige de la poésie où je vivais me rendait-il beau ? encore que je n’aie jamais cru à ma laideur, mais la tendre, blonde et timide Marie reçut mon baiser en rougissant. Ainsi en fut-il de même plusieurs fois durant les semaines qui suivirent. Un instant suffisait pour que, tombé à ses genoux, entre deux piles de livres comptables, je lui fisse des déclarations enflammées, ridicules et touchantes comme celles des personnages de certains romans. Mon âme ne participait point à ces jeux. L’appréhension des déchirements amoureux me gagnait et tandis que Marie se laissait envahir par l’ivresse de sa première aventure, j’écoutais religieusement en moi-même une voix questionneuse qui me mettait en présence de problèmes métaphysiques et peuplait mon insomnie de préoccupations terribles où la sentimentalité, ressort principal de mon antagoniste, ne tenait aucune place. Le gazon roulait en pente douce vers un précipice. Chaque jour je décidais de ne pas renouveler le stupide et stérile manège. Chaque jour le visage enfantin, le regard clair exprimaient une telle désillusion quand, malgré l’heure tardive, je n’avais fait aucune des démonstrations habituelles que, pris entre deux paradis, celui de l’amour qu’elle avait pour moi, celui d’une certaine noblesse à lui ménager la douleur, je me précipitais de nouveau aux genoux de la fillette. Un jour d’été, vers midi, alors que je voyais par la fenêtre le soleil dorer un bâtisse administrative, que je m’exaltais à ses genoux et qu’elle rêvait, ma main souleva les jupes. J’aperçus 1e pantalon de petite fille bien sage. Il était fendu, un peu de chair à peine ombragée paraissait. Son visage n’exprima nulle indignation, mais la stupeur du miracle. Avec une force insoupçonnée elle rabattit ses jupes et je ne pus que saisir à pleines mains ses fesses, à travers le pantalon. Elle frémit et se dégagea.
Je n’en fis jamais davantage jusqu’à mon départ de cette maison où les escargots traînaient sur le papier tricolore de la comptabilité en partie double.
Je me félicitai de cette séparation brutale qui mettait fin à une pénible situation. Je ne l’aimais vraiment pas en particulier, je l’aimais en général. Ma tendresse pour elle était grande et l’idée de sa douleur me donnait une inconcevable souffrance.
À quelques mois de là, je la rencontrai. De loin je la vis venir longtemps avant qu’elle ne me remarquât. Je pensai me cacher mais une force impérative me retint. À quelques mètres de distance, nos regards se croisèrent. Le visage inoubliable et songeur s’illumina. Une surprise angélique, une joie profonde affleurèrent à sa peau. Elle vint vers moi et, sans mot dire, nous descendîmes vers la Seine par une rue triste aux balcons chargés d’enseignes dorées. Arrivés non loin de Notre-Dame, au square de l’Archevêché, nous nous arrêtâmes. Elle écouta les explications insuffisantes que je lui donnai de mon silence et, de nouveau, j’obéis à la prière de ses yeux et l’embrassai.
Je la revis plusieurs fois vers une heure de l’après-midi, dans ce jardin tranquille, sans jamais réaliser mes velléités d’absence définitive. J’étais toujours ramené vers elle. Parfois, je restais huit à dix jours sans venir. Elle, patiemment, venait chaque jour à la même heure, par pluie ou soleil, attendre mon retour. Il se produisait en effet. Les mensonges et les baisers à la bouche, je revenais…
Certain jour, avant de la rejoindre, je déboutonnai mon pantalon sous le pardessus. Notre baiser me donna une angoisse exquise.
— Marie, lui dis-je, regardez-moi.
Elle obéit. Le square était désert.
— Mon pardessus est boutonné. Mais en dessous il y a quelque chose. Déboutonnez mon pardessus
— Non. Pour quoi faire ?
— Réfléchissez que je ne vous verrai plus.
Des larmes vinrent à ses yeux.
— Déboutonnez.
— Non, dit-elle, je vous en prie.
— Petite fille, que craignez-vous ? Il faudra bien qu’un jour…
Elle hésita encore, puis se décida et, les yeux baissés, défit les trois boutons.
— Regardez, Marie.
Mais elle fixait obstinément le regard à terre.
— Regardez.
Un sourire puéril errait sur ses lèvres. Elle regarda rapidement.
J’insistai encore, à plusieurs reprises et, à chaque fois, tandis que le rouge la rendait plus charmante, elle jeta de furtifs coups d’œil.
Chaque jour la tentation me reprit. Je l’amenai successivement à déboutonner la braguette, à dénuder la chair qui palpitait.
Nous nous rencontrâmes alors dans l’église Saint-Julien-le-Pauvre, sous prétexte de visites au Patis de Dante et là, devant la statue de M. de Montyon, elle m’embrassa sur la bouche en m’étreignant de sa petite main. Devant elle, je me masturbai ; je la contraignis à accomplir l’affolante manœuvre. Ses grands yeux, sa chevelure blonde, son costume enfantin me troublaient. Elle accomplissait mes ordres à regret, avec tristesse, mais avec la joie de me satisfaire. Je lui fis palper toutes les parties secrètes de mon corps. Jamais je ne parvins à poser mes lèvres plus haut que la séparation de la jarretelle et du pantalon, un pantalon de petite fille, comme j’ai déjà dit, brodé, ourlé et orné d’entre-deux maladroitement cousus.
Enfin, quand elle m’eut littéralement possédé, sans me rien donner en échange (j’aurais pu, cependant, l’amener à la rencontre finale sur un lit d’angoisse), je m’arrachai aux visites désolantes. Elle téléphona plusieurs fois là où le travail m’avait enchaîné de nouveau. Je fis répondre par un ami que j’étais en voyage très loin, dans le premier pays imaginé : la Pologne.
J’entendais à l’écouteur sa petite voix tremblante et désillusionnée.
Elle me visite parfois, sur un gravier de souvenirs, à l’heure du sommeil. »
Les assistants se faisaient loquaces. Un autre conta son histoire.
« Admirable Lucie ! Elle était mannequin dans une maison de deuil. Tout le jour, elle essayait des costumes noirs devant des veuves éplorées, des mères sans larmes, des orphelines abruties. Sous la guimpe de crêpe ou libre dans un corsage presque galant, sa gorge palpitante et laiteuse appelait le désir de l’amant fatigué du monde et qui vient demander à l’amour un opium qui échappe aux lois. Les voiles cérémoniaux qui l’enveloppaient quadrillaient sa chair de funéraire mais d’érotique façon. C’était tantôt le vêtement austère au col fermé, aux manches longues, le voile rabattu sur le visage, tantôt le corsage largement échancré dénudant la naissance du cou et l’accolade des seins, les manches courtes ou transparentes, les bas de soie. À la seule vue de cette apparition séduisante, certaines femmes désiraient non plus vivre comme par le passé, mais loin de tout, une existence dramatique, tissée de brume et marquée de baisers sanglants, un amour claustral, exclusif et ravissant. Des petites filles l’auraient appelée maman, résumant en ce mot une tendresse qui n’avait rien de filial. Lucie était, hors de la maison de couture qui l’employait, toujours vêtue de bleu. Elle mettait à se vêtir de cette couleur autant d’obstination que la destinée à la vêtir de deuil.
Je l’avais vue à travers une baie de son magasin, situé près de la Madeleine. Un rendez-vous inscrit avec le doigt sur la buée de la vitre me surexcita jusqu’au soir. Grande alors fut ma stupéfaction quand un immense papillon bleu pâle s’approcha de moi. La poussière de ses ailes subsista longtemps dans la doublure de mes vêtements.
C’est là toute l’histoire de Lucie, plus une coupure de journal relatant la découverte dans un torrent d’Auvergne d’un cadavre décapité de femme nue. »
Le salon du club était envahi par les lumières et les ombres multiples. Ombres des fauteuils, ombres des buveurs, ombres du châssis des fenêtres sur le ciel, et dans chacune de ces ombres, les buveurs nichaient leur plus cher amour, ailes battantes, et frissonnant encore du sang tumultueux qui les avait baignés jusqu’à ce soir où ils se libéraient, pour venir un instant se réfugier parmi les papillons nocturnes.
Les uns après les autres, les buveurs contaient :
« Œil de Roger, bouche de Roger, mains, mains surtout, longues et pâles, mains de Roger, c’est à ces fragments d’un personnage adoré que je me raccroche ce soir comme les autres soirs où j’imagine ma mort avec tant d’exactitude que l’eau m’en vient à la bouche et que mes yeux se brouillent sans larmes.
J’imagine Roger tel qu’il se présentait à mes yeux gonflés le matin, quand le jour cruel venait traîner ses manches sur nos fronts, éclairant le lit où nous nous étions réunis. Ses muscles polis et son front pur, son souffle régulier, le puissant et souple mouvement de sa poitrine, tout concourait à lui donner le physique de l’homme parfait, du mâle. Moi-même, si j’ai vieilli, ai conservé encore quelque vigueur et vous me croyez sans peine quand je vous dis que j’étais fort, agile et que ma taille élevée, sans embonpoint, mais point frêle, faisait de moi un assez beau spécimen de la race. C’était donc deux mâles qui, la nuit, se combattaient sans trêve, l’un cédant à l’autre à tour de rôle. Notre pédérastie n’avait rien d’hybride et nous ne montrions, l’un et l’autre, que du mépris ou plutôt une ignorance méprisante pour les filles manquées. Nous les écartions de notre chemin ces cœurs de femelles, ces cervelles de papier-filtre. Nous nous éloignions soigneusement de leurs jardins, plantés d’iris, et de toute la sentimentalité puérile et bête qui leur est propre comme les parfums bon marché aux bonnes à tout faire. Leur incommensurable bêtise nous faisait sourire et, si nous les défendions d’ordinaire contre le fameux bon sens de la masse normale au nom de la liberté individuelle et du principe que tout est licite en amour, nous combattions au nom du même principe l’exclusive dont certains d’entre eux frappent la femme, les uns par impuissance ou constitution pitoyable, les autres par stupidité. Roger et moi avions contracté l’ivresse de l’étreinte à la suite d’une querelle qui se termina en bataille, étreinte qui devint amoureuse quand, ayant constaté notre mutuelle incapacité de vaincre et, de ce fait, réconciliés, nous constatâmes que nos esprits, antagonistes eux aussi, étaient cependant de même plan et pouvaient, sans déchoir, s’affronter.
Notre union dura plusieurs années durant lesquelles nos cœurs et nos âmes se battirent comme des lames précieuses, en s’affinant.
Notre amour n’avait rien de platonique. Mes bras se rappellent exactement le contour de ses hanches et mes lèvres sont capables de reprendre la forme des siennes. Lui-même, s’il n’était pas mort, aurait gardé des souvenirs aussi précis que les miens. L’amour certain que j’ai rencontré ou éprouvé depuis pour des femmes dont certaines étaient admirables était d’une toute autre sorte. Le désir de vaincre, le nihilisme sous-entendu toujours par l’amour, varie suivant les armes employées. Roger et moi employions les mêmes, alors qu’avec les femmes il n’en va pas de même, tant il s’agit en elles de vaincre une nature différente. Roger et moi nous eûmes durant des années la sensation de nous heurter à notre propre image dans un miroir idéal, car tous nos gestes, toutes nos pensées étaient annihilés par un geste, une pensée identiques et inévitables.
Puis le destin, en l’espèce une quelconque maladie, l’enleva, comme l’on dit, et je n’ai plus entendu parler de lui. »
Durant ce temps, la sirène aux écailles neuves sommeillait dans la loge, devant le mobilier Henri II.
Avez-vous déjà rencontré des sirènes ?
Si non je vous plains. Pour ma part, il n’est pas d’aube où l’une d’elles ne vienne jusqu’au bord de mon lit, tout humide encore des vagues de l’ombre. La sirène cependant sommeillait sur son lit. De temps à autre, quand une sonnerie retentissait, elle tirait le cordon. Un pas plus ou moins rapide signalait le passage de quelqu’un puis, dans l’escalier, c’était le bruit, générateur de rêves, de l’ascenseur et d’une porte fermée.
Le paysage où se meuvent nos héros est composé, ne l’oublions pas, d’une maison moderne au rez-de-chaussée de laquelle une sirène blanche se prépare à de sanglantes aventures, au troisième étage de laquelle des hommes aventureux sont prêts à risquer pour l’amour des dangers sensationnels.
Sur le trottoir opposé à cette maison, une large flaque de sang d’où partent des empreintes de pieds ; au sommet d’une maison Bébé Cadum : le souvenir de Louise Lame sur tout cela. Celle-ci, conduite par le hasard aux gants d’amiante, arrive dans la rue qui se prépare lentement au drame. La sirène sort à cet instant et, entre les deux créatures, la lutte s’engage immédiatement.
L’absence d’eau gêne certainement le transfuge des mythologies, mais la surprise et la nuit qui paralysent Louise Lame égalisent la partie.
Elles se roulent toutes deux sur le trottoir avec le bruit métallique des écailles arrachées et le bruit mou de la chair qui se meurtrit sur le pavé. Les réverbères éclairent conventionnellement le combat qui se déroule maintenant dans la flaque de sang.
À une fenêtre du cercle, Corsaire Sanglot vient appuyer son front fiévreux sur la vitre fraîche. Il considère un instant l’étonnant spectacle tandis qu’un homme assez jeune raconte son histoire.
« Empreinte ineffaçable de l’amour ! Tu doues le corps de l’homme d’un parfum nouveau, absolument différent de celui de la virginité, tu donnes à l’esprit une inquiétude neuve quand il constate que l’inconnu est encore plus méconnaissable après la première rencontre que lorsqu’il était ridiculement pur de toute blessure. Je fus l’amant de Mabel durant quelques jours seulement, mais ils ont suffi à transformer ma vie et à douer mes rêves d’un sens nouveau, celui de l’odorat. Sanglantes nuits, nuits de rêve, nuits de vie, vous êtes maintenant mes nuits. Dès que le soleil a disparu à l’horizon comme le contrepoids d’une horloge, je sens la présence tyrannique des flacons qui, avec des heurts légers, prennent leur place coutumière sur les étagères de ma pensée. J’ignore le nom de leur contenu à l’exception d’un seul, l’ambre qui charme déjà l’auteur de ces lignes et, à voir trembler ce liquide générateur d’infinis, mes yeux eux-mêmes, malgré leur naturelle humidité et leur ressemblance, commune à tous les yeux, avec des flacons précieux, mes yeux deviennent plus fixes que les points algébriques de l’espace où les planètes se donnent rendez-vous.
Agrandissez-vous, mes yeux ! C’était un soir de juillet, lourd d’orage. Mabel dévêtue avait jeté sur ses épaules un châle multicolore et transparent qui ne descendait pas même jusqu’à son ventre. Par la fenêtre ouverte, nous regardions les nuages s’enfler au loin derrière le cirque des gazogènes et menacer la ville chaude et haletante. L’odeur des trottoirs d’été montait vertigineuse, et les désirs d’amour étaient plus lourds et plus ténébreux. Mabel et moi, enlacés, sans parole, nous regardions.
Je me levai. Je saisis dans une armoire une grande bouteille d’ambre et, goutte à goutte, je commençai à répandre son contenu sur le corps de cette femme. Tour à tour, les gouttes tombaient sur la pointe des seins, sur le nombril, sur chaque doigt, sur le cou, au plus profond d’elle-même. Puis, sachant enfin qu’elle allait mourir de cette volupté qui la tordait sur le divan,. je fus pris de frénésie. Les gouttes tombaient sur les yeux, les narines, la bouche. Bientôt, son corps entier fut arrosé.
Une respiration spasmodique était en elle la seule trace de vie, quand je m’aperçus que le flacon était vide. L’odeur de l’ambre emplissait la pièce. J’étais ivre de rêve. Je brisai le goulot de la bouteille et j’enfonçai le tronçon hérissé tour à tour dans les yeux, dans les lèvres, dans le ventre, dans les seins.
Puis je suis parti, tout imprégné du parfum triple du sang, de l’amour et de l’ambre.
J’ai fermé la porte derrière moi.
De temps à autre je passe dans la rue. Je regarde la fenêtre ouverte où tremble encore un rideau. J’imagine Mabel aux yeux caillés de rouge. Et je m’en vais. »
C’est à ce moment que la sirène se relève. Le corps de Louise Lame vaincue et fatiguée repose dans la flaque de sang. Le corsaire attentif comprend que l’heure est venue des représailles. Il s’apprête à sortir quand la sirène apparaît dans le salon. Il la saisit à bras le corps, la soulève et la jette à toute volée dans la rue, à travers une fenêtre. Les vitres volent en éclats et l’eau fait irruption dans le club : une eau bleue et bouillonnante, écumeuse, qui renverse les tables, les fauteuils, les buveurs. Corsaire Sanglot, durant ce temps, s’éloigne d’un quartier si paisible que le rêve y devient réalité. Son chemin est celui de la pensée, fougère à queue de paon. Il arrive de la sorte au pied de l’usine à gaz. Les gazogènes sont emplis du bourdonnement de plusieurs milliards de papillons qui attendent en battant des ailes le moment d’être livrés à la consommation. Le ciel d’encre et de buvard pèse sur ce tableau.
Corsaire Sanglot, ton attente eût été longue sans l’invincible destinée qui te livre entre mes mains.
Et voici que s’avance le marchand d’éponges.
Corsaire Sanglot le questionne du regard et celui-ci lui révèle que son poétique fardeau ne lui suggère pas des idées normales.
Ce ne sont point des paysages sous- marins ensanglantés par les coraux, par les combats des poissons voraces, par les blessures des naufragés dont le sang s’élève nébuleusement à la surface. Le lendemain, passant dans ces parages à bord d’un paquebot, la belle millionnaire qui, plus tard, survivante d’un naufrage fameux sera surnaturellement sauvée de l’insolation par une miraculeuse ombrelle, exprimera le désir de nager dans cette eau transparente et colorée. On arrêtera les machines. Le ronflement des turbines cessera. Les ordres brefs des officiers gantés de noir retentiront un instant, puis ce sera le silence. Les passagers s’accouderont aux bastingages. La jeune millionnaire plongera, vêtue seulement d’un mince petit maillot blanc. Elle nagera durant une demi-heure, étonnée de ne pas trouver aux flots le goût du sel mais celui du phosphore. Quand elle remontera sur le pont, elle sera rouge, toute rouge comme une fleur magnifique et cela ne sera pas étranger au désastre. Les hommes, amoureux d’elle depuis le départ d’un port européen, deviendront frénétiques, les derniers des gabiers, le commandant du bord et les mécaniciens ne seront pas les moins épris. Le navire reprendra sa route un instant interrompue, mais tous ces yeux, bornés jusque-là à enregistrer le mariage horizontal de la mer et du ciel, verront danser désormais devant eux un tyrannique fantôme rouge. Rouge comme les signaux d’alarme disposés le long des voies ferrées, rouge comme l’incendie d’un navire chargé d’un explosif blanc, rouge comme le vin. Bientôt, il se mêlera aux flammes des foyers de la machinerie, aux plis des pavillons claquant à l’extrémité des mâts à l’arrière, aux vols d’oiseaux du large et de poissons tropicaux. Des icebergs phalliques descendront par extraordinaire jusqu’à ces mers chaudes. Une nuit, ils atteindront le sillage transversal et le fantôme se reflétera en eux mieux qu’en un miroir. Une sauvage étreinte arrêtera là le voyage au long cours.
Non, ce ne sont pas ces histoires banales que les éponges ont appris au marchand qui marche nu dans la rue bardée de gazogènes. Ce n’est pas non plus l’histoire de ces pêcheurs de tortues marines qui, dans un filet, reconnurent un jour la présence d’un poids inaccoutumé. Ramené péniblement, ils découvrirent dans ses mailles un buste antique et mutilé et une sirène : une sirène qui était poisson jusqu’à la taille et femme de la taille aux pieds. De ce jour, l’existence fut intenable sur le petit bateau. Le filet ne ramena plus que des étoiles charnues et soyeuses, des méduses transparentes et molles comme des danseuses en tutu récemment assassinées, des anémones, des algues magiques. L’eau des réservoirs se changea en perles fines, les aliments en fleurs des Alpes : edelweiss et clématites. La faim tortura les matelots mais nul ne songea à rejeter à la mer l’augurale créature qui avait déterminé la famine. Elle rêvait à l’avant sans paraître souffrir de sa nouvelle existence. L’équipage mourut en peu de jours et l’esquif, jouet des courants, parcourt encore les océans.
Non, cette histoire ne sommeille pas dans les nuits du marchand d’éponges, elle ni le bateau fantôme dont le sillage est lumineux, ni le trésor des boucaniers, ni les ruines submergées.
Il lève la main et parle. Il dit que, sur son dos, il porte les trente éponges enduites de fiel et qui furent tendues à la soif du Christ. Il dit que, depuis mil neuf cents ans, ces éponges ont servi à la toilette des femmes fatales et qu’elles ont la propriété de rendre plus diaphane leur adorable chair. Il dit que ces trente éponges ont essuyé bien des larmes de douleur et des larmes d’amour, effacé pour jamais la trace de bien des nuits de bataille et de demi-mort. Il les montre une à une ces éponges sacrées qui touchèrent les lèvres du satané masochiste. Ô Christ ! amant des éponges, Corsaire Sanglot, le marchand et moi nous connaissons seul ton amour pour les voluptueuses éponges, pour les tendres, élastiques et rafraîchissantes éponges dont la saveur salée est réconfortante aux bouches que torturent des baisers sanguinaires et de retentissantes paroles.
C’est pourquoi désormais vous communierez sous les espèces de l’éponge.
L’éponge sacrée qui s’aplatit au creux des omoplates et à la naissance des seins, sur le cou et sur la taille, à la naissance des reins et sur le triangle des cuisses, qui disparaît entre les fesses musclées et dans le ténébreux couloir de la passion, qui s’écrase et sanglote sous les pieds nus des femmes.
Nous communierons sous les espèces de l’éponge, nous la presserons sur nos yeux qui ont trop regardé la paroi interne de la paupière, sur nos yeux qui connaissent trop le mécanisme des larmes pour vouloir s’en servir. Nous la presserons sur nos oreilles symétriques, sur nos lèvres qui valent mieux que les tiennes, ô Christ, sous nos aisselles courbaturées.
Le marchand d’éponges passe dans les rues. Voici qu’il est tard. Le marchand de sable qui l’a précédé a semé des plages stériles, voici le marchand d’éponges qui vous jette l’amour, amants tourmentés (comme s’ils méritaient le nom d’amants ceux qui ne sont pas haletants d’angoisse).
Le marchand d’éponges est passé. Voici le matelas et voici l’oreiller tendres tous les deux. Couchons-nous.
Le marchand d’éponges est maintenant très loin des gazogènes auréolés. Le Corsaire Sanglot réfléchit. Il se souvient d’un cadavre de femme et d’un salon où l’on buvait une douce liqueur… Il reprend le chemin du club des Buveurs de Sperme.
Il retrouve l’avenue.
Il ne retrouve pas le cadavre.
Il retrouve les vestiges moitié squelette, moitié arête, de la sirène blanche. Il retrouve son fauteuil et sa coupe. Il retrouve les buveurs, ses compagnons. Il retrouve toujours présent au sommet de la maison d’en face, le Bébé Cadum.
Un buveur prend la parole à son entrée.
« Lorsque minuit sonna, voici exactement vingt-trois ans, la porte de ma chambre s’ouvrit et le vent fit entrer d’abord une immense chevelure blonde puis… »
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Robert DESNOS
Robert Desnos est un poète français, né le 4 juillet 1900 à Paris et mort du typhus le 8 juin 1945 au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie à peine libéré du joug de l’Allemagne nazie. Autodidacte et rêvant de poésie, Robert Desnos est introduit vers 1920 dans les milieux littéraires modernistes et... [Lire la suite]
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