Promenades et intérieurs
À Paul Dalloz.
I
Lecteur, à toi ces vers, graves historiens.
De ce que la plupart appelleraient des riens.
Spectateur indulgent qui vis ainsi qu’on rêve,
Qui laisses s’écouler le temps et trouves brève
Cette succession de printemps et d’hivers,
Lecteur mélancolique et doux, à toi ces vers !
Ce sont des souvenirs, des éclairs, des boutades,
Trouvés au coin de l’âtre ou dans mes promenades,
Que je te veux conter par le droit bien permis
Qu’ont de causer entre eux deux paisibles amis.II
Prisonnier d’un bureau, je connais le plaisir
De goûter, tous les soirs, un moment de loisir.
Je rentre lentement chez moi, je me délasse
Au cri des écoliers qui sortent de la classe ;
Je traverse un jardin, où j’écoute, en marchant,
Les adieux que les nids font au soleil couchant,
Bruit pareil à celui d’une immense friture.
Content comme un enfant qu’on promène en voiture,
Je regarde, j’admire, et sens avec bonheur
Que j’ai toujours la foi naïve du flâneur.III
C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine ;
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma Muse s’applique
A noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’île de Grenelle.IV
J’adore la banlieue avec ses champs en friche
Et ses vieux murs lépreux, où quelque ancienne affiche
Me parle de quartiers dés longtemps démolis.
O vanité ! Le nom du marchand que j’y lis
Doit orner un tombeau dans le Père-Lachaise.
Je m’attarde. Il n’est rien ici qui ne me plaise,
Même les pissenlits frissonnant dans un coin.
Et puis, pour regagner les maisons déjà loin,
Dont le couchant vermeil fait flamboyer les vitres,
Je prends un chemin noir semé d’écailles d’huîtres.V
Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois
A la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,
Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.
Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d’avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?VI
N’êtes-vous pas jaloux en voyant attablés
Dans un gai cabaret entre deux champs de blés,
Les soirs d’été, des gens du peuple sous la treille ?
Moi, devant ces amants se parlant à l’oreille
Et que ne gêne pas le père, tout entier
A l’offre d’un lapin que fait le gargotier,
Devant tous ces dîneurs, gais de la nappe mise,
Ces joueurs de bouchon en manche de chemise,
Cœurs satisfaits pour qui les dimanches sont courts,
J’ai regret de porter du drap noir tous les jours.VII
Vous en rirez. Mais j’ai toujours trouvé touchants
Ces couples de pioupious qui s’en vont par les champs,
Côte à côte, épluchant l’écorce de baguettes
Qu’ils prirent aux bosquets des prochaines guinguettes
Je vois le sous-préfet présidant le bureau,
Le paysan qui tire un mauvais numéro,
Les rubans au chapeau, le sac sur les épaules,
Et les adieux naïfs, le soir, auprès des saules,
A celle qui promet de ne pas oublier
En s’essuyant les yeux avec son tablier.VIII
Un rêve de bonheur qui souvent m’accompagne,
C’est d’avoir un logis donnant sur la campagne,
Près des toits, tout au bout du faubourg prolongé,
Où je vivrais ainsi qu’un ouvrier rangé.
C’est là, me semble-t-il, qu’on ferait un bon livre :
En hiver, l’horizon des coteaux blancs de givre ;
En été, le grand ciel et l’air qui sent les bois ;
Et les rares amis, qui viendraient quelquefois
Pour me voir, de très-loin pourraient me reconnaître,
Jouant du flageolet, assis à ma fenêtre.IX
Quand sont finis le feu d’artifice et la fête,
Morne comme une armée après une défaite,
La foule se disperse. Avez-vous remarqué
Comme est silencieux ce peuple fatigué ?
Ils s’en vont tous, portant de lourds enfants qui geignent,
Tandis qu’en infectant les lampions s’éteignent.
On n’entend que le rhythme inquiétant des pas ;
Le ciel est rouge ; et c’est sinistre, n’est-ce pas ?
Ce fourmillement noir dans ces étroites rues
Qu’assombrit le regret des splendeurs disparues !X
Quelqu’un a-t-il noté le désir hystérique
Des collégiens qui vont finir leur rhétorique,
Et, d’après Paul de Kock, veulent être viveurs,
Devant les nudités en cire des coiffeurs ?
Car du court mantelet rose et bordé de cygne
Émergent des appas où brille un petit signe.
Tous ces adolescents trouvent délicieux
Le gros fard de la joue et le bistre des yeux,
Et, troublés à l’aspect de ces beautés de plâtre,
Rêvent d’amour avec des femmes de théâtre.XI
C’est un boudoir meublé dans le goût de l’empire,
Jaune, tout en velours d’Utrecht. On y respire
Le charme un peu vieillot de l’Abbaye-aux-Bois :
Croix d’honneur sous un verre et petits meubles droits
Deux portraits, – une dame en turban qui regarde
Un pompeux colonel des lanciers de la garde
En grand costume, peint par le baron Gérard, –
Plus une harpe auprès d’un piano d’Érard,
Qui dut accompagner bien souvent, j’imagine,
Ce qu’Alonzo disait à la tendre Imogine.XII
Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère
Sans doute par les nuits d’été, quand l’atmosphère
S’emplit de l’odeur forte et tiède des jardins ;
Mais j’aime aussi vos bals en plein vent d’où, soudains,
S’échappent les éclats de rire à pleine bouche,
Les polkas, le hoquet des cruchons qu’on débouche,
Les gros verres trinquant sur les tables de bois,
Et, parmi le chaos des rires et des vois
Et du vent fugitif dans les ramures noires,
Le grincement rhythmé des lourdes balançoires.XIII
Le Grand-Montrouge est loin, et le dur charretier
A mené sa voiture à Paris, au chantier,
Pleine de lourds moellons, par les chemins de boue ;
Et voici que, marchant à côté de la roue,
Il revient, écoutant, de fatigue abreuvé,
Le pas de son cheval qui frappe le pavé.
Et moi, j’envie, au fond de mon cœur, ce pauvre homme ;
Car lui, du moins, il a bon appétit, bon somme,
Il vit sa rude vie ainsi qu’un animal,
Et l’automne qui vient ne lui fait pas de mal.XIV
J’écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là ;
Elle songe sans doute au mal qui m’exila
Loin d’elle, l’autre hiver, mais sans trop d’épouvante,
Car je suis sage et reste au logis, quand il vente.
Et puis, se souvenant qu’en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement et sans faire de bruit,
Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !XV
Volupté des parfums ! – Oui, toute odeur est fée.
Si j’épluche, le soir, une orange échauffée,
Je rêve de théâtre et de profonds décors ;
Si je brûle un fagot, je vois, sonnant leurs cors,
Dans la forêt d’hiver les chasseurs faire halte ;
Si je traverse enfin ce brouillard que l’asphalte
Répand, infect et noir, autour de son chaudron,
Je me crois sur un quai parfumé de goudron,
Regardant s’avancer, blanche, une goélette
Parmi les diamants de la mer violette.XVI
Noces du samedi ! noces où l’on s’amuse,
Je vous rencontre au bois où ma flâneuse Muse
Entend venir de loin les cris facétieux
Des femmes en bonnet et des gars en messieurs
Qui leur donnent le bras en fumant un cigare,
Tandis qu’en un bosquet le marié s’égare,
Souvent imberbe et jeune, ou parfois mûr et veuf,
Et tout fier de sentir, sur sa manche en drap neuf,
Chef-d’œuvre d’un tailleur-concierge de Montrouge,
Sa femme, en robe blanche, étaler sa main rouge.XVII
Tel un chasseur perclus, devant son feu qui flambe,
Échange avec son chien serré contre sa jambe
Un regard de tristesse à l’heure de l’affût,
Triste et se rappelant ce qu’autrefois il fut,
Tel un oiseau muet dans le brouillard d’octobre,
Tel un buveur malade et forcé d’être sobre,
Tel un prêtre du bruit d’un baiser éperdu,
Telle une épée au clou, tel un luth détendu,
Tel un foyer désert, et telle ma pensée
Aors qu’elle se croit du rhythme délaissée.XVIII
L’école. Des murs blancs, des gradins noirs, et puis
Un christ en bois orné de deux rameaux de buis.
La sœur de charité, rose sous sa cornette,
Fait la classe, tenant sous son regard honnête
Vingt fillettes du peuple en simple bonnet rond.
La bonne sœur ! Jamais on ne lit sur son front
L’ennui de répéter des choses cent fois dites !
Et, sur les premiers bancs, où sont les plus petites,
Elle ne veut pas voir tous les yeux épier
Un hanneton captif marchant sur du papier.XIX
En province, l’été. Le salon Louis Seize
S’ouvre sur un jardin correct, à la française :
Des ormeaux ébranchés, deux cygnes, un bassin,
Une petite fille, assise au clavecin.
Joue, en frappant très clair les touches un peu dures,
Un andante d’Haydn plein d’appoggiatures.
Et le grand-père, un vieux en ailes de pigeon,
Se rappelle, installé dans son fauteuil de jonc,
Le temps où, beau chasseur, il courait la laitière,
Et marque la mesure avec sa tabatière.XX
Depuis que son garçon est parti pour la guerre,
La veuve met les deux couverts comme naguère,
Sert la soupe, remplit un grand verre de vin,
Puis, sur le seuil attend qu’un envoyé divin,
Un pauvre, passe là pour qu’elle le convie.
Il en vient tous les jours. Donc son fils est en vie
Et la vieille maman prend sa peine en douceur.
Mais l’épicier d’en face est un libre penseur
Et songe : – Peut-on croire à de telles grimaces ?
Les superstitions abrutissent les masses.XXI
N’est-ce pas ? ce serait un bonheur peu vulgaire
D’être, non pas curé, mais seulement vicaire
Dans un vieil évêché de province, très-loin,
Et d’avoir, tout au fond de la nef, dans un coin,
Un confessionnal recherché des dévotes.
On recevrait des fruits glacés et des compotes ;
On serait latiniste et gourmand achevé ;
Et, par la rue où l’herbe encadre le pavé,
On viendrait tous les jours une heure à Notre-Dame,
Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.XXII
Il a neigé la veille et, tout le jour, il gèle,
Le toit, les ornements de fer et la margelle
Du puits, le haut des murs, les balcons, le vieux banc,
Sont comme ouatés, et, dans le jardin, tout est blanc.
Le grésil a figé la nature, et les branches
Sur un doux ciel perlé dressent leurs gerbes blanches.
Mais regardez. Voici le coucher du soleil.
A l’occident plus clair court un sillon vermeil.
Sa soudaine lueur, féerique, nous arrose
Et les arbres d’hiver semblent de corail rose.XXIII
De la rue on entend sa plaintive chanson.
Pâle et rousse, le teint plein de taches de son,
Elle coud, de profil, assise à sa fenêtre.
Très-sage et sachant bien qu’elle est laide peut-être,
Elle a son dé d’argent pour unique bijou.
Sa chambre est nue, avec des meubles d’acajou.
Elle gagne deux francs, fait de la lingerie
Et jette un sou quand vient l’orgue de Barbarie.
Tous les voisins lui font leur bonjour le plus gai
Qui leur vaut son petit sourire fatigué.XXIV
Dans ces bals qu’en hiver les mères de famille
Donnent à des bourgeois pour marier leur fille,
En faisant circuler assez souvent, pas trop,
Les petits fours avec les verres de sirop,
Presque toujours la plus jolie et la mieux mise,
Celle qui plaît et montre une grâce permise,
Est sans dot, – voulez-vous en tenir le pari ? –
Et ne trouvera pas, pauvre enfant, un mari.
Et son père, officier en retraite, pas riche,
Dans un coin, fait son whist à quatre sous la fiche.XXV
Comme à cinq ans on est une grande personne,
On lui disait parfois : – Prends ton frère, mignonne,
Et, fière, elle portait dans ses bras le bébé.
Quels soins alors ! L’enfant n’était jamais tombé.
Très-grave, elle jouait à la petite mère.
Hélas ! le nouveau-né fut un ange éphémère ;
On prit sur son berceau mesure d’un cercueil,
Et la sœur de cinq ans a des habits de deuil,
Ne parle ni ne joue et, très-préoccupée,
Se dit : – Je n’aime plus maintenant ma poupée.XXVI
Je rêve, tant Paris m’est parfois un enfer,
D’une ville très-calme et sans chemin de fer,
Où, chez le sous-préfet, en vieux garçon affable,
Je lirais, au dessert, mon épître ou ma fable.
On se dirait tout bas, comme un mignon péché,
Un quatrain très-mordant que j’aurais décoché.
Là, je conserverais de vagues hypothèques.
On voudrait mon avis pour les bibliothèques ;
Et j’y rétablirais, disciple consolé,
Nos maîtres, Esménard, Lebrun, Chênedollé.XXVII
Vous êtes dans le vrai, canotiers, calicots !
Pour voir des boutons d’or et des coquelicots,
Vous partez, le dimanche, et remplissez les gares
De femmes, de chansons, de joie et de cigares,
Et, pour être charmants et faire votre cour,
Vous savez imiter les cris de basse-cour.
Vous avez la gaîté peinte sur la figure.
Pour vous, le soir qui vient, c’est la tonnelle obscure
Où, bruyants et grivois, vous prenez le repas ;
Et le soleil couchant ne vous attriste pas.XXVIII
Assis, les pieds pendants, sous l’arche du vieux pont,
Et sourd aux bruits lointains à qui l’écho répond,
Le pêcheur suit des yeux le petit flotteur rouge.
L’eau du fleuve pétille au soleil. Rien ne bouge.
Le liège soudain fait un plongeon trompeur,
La ligne saute. – Avec un hoquet de vapeur
Passe un joyeux bateau tout pavoisé d’ombrelles ;
Et, tandis que les flots apaisent leurs querelles,
L’homme, un instant tiré de son rêve engourdi,
Met une amorce neuve et songe : – Il est midi.XXIX
Malgré ses soixante ans, le joyeux invalide
Sur sa jambe de bois est encore solide.
Quand il touche l’argent de sa croix, un beau soir,
Il s’en va, son repas serré dans un mouchoir,
Et, vers le Champ de Mars, entraîne à la barrière
Un conscrit, le bonnet de police en arrière ;
Et là, plein d’abandon, vers le pousse-café,
Son bâton à la main, le bonhomme échauffé
Conte au jeune soldat et lui rend saisissable
La bataille d’Isly qu’il trace sur le sable.XXX
Sur un trottoir désert du faubourg Saint-Germain,
Près d’un discret abbé qui lui donne la main,
Le marquis de douze ans vient de la messe basse ;
En noir, en grand col blanc, timide et fier, il passe,
Mais chétif et pâli par un sang trop ancien ;
Et nul ne porte un nom plus fameux que le sien.
Il rentre, c’est le jour de sa leçon d’histoire ;
Et le prêtre médite une ruse oratoire
Pour dire au noble enfant en des termes adroits
Ce que fut son aïeul, mignon de Henri Trois.XXXI
Elle sait que l’attente est un cruel supplice,
Qu’il doit souffrir déjà, qu’il faut qu’elle accomplisse
Le serment qu’elle a fait d’être là, vers midi.
Mais, parmi les parfums du boudoir attiédi,
Elle s’est attardée à finir sa toilette,
Et, devant le miroir charmé qui la reflète,
Elle s’impatiente à boutonner son gant ;
Et rien n’est plus joli que le geste élégant
De la petite main qui travaille ; et, mutine,
Elle frappe le sol du bout de sa bottine.XXXII
De même que Rousseau jadis fondait en pleurs
A ces seuls mots : « Voilà de la pervenche en fleurs, »
Je sais tout le plaisir qu’un souvenir peut faire.
Un rien, l’heure qu’il est, l’état de l’atmosphère,
Un battement de cœur, un parfum retrouvé,
Me rendent un bonheur autrefois éprouvé.
C’est fugitif, pourtant la minute est exquise.
Et c’est pourquoi je suis très-heureux à ma guise
Lorsque, dans le quartier que je sais, je puis voir
Un calme ciel d’octobre, à cinq heures du soir.XXXIII
Le printemps est charmant dans le Jardin des Plantes.
Les cris des animaux, les odeurs violentes
Des arbres et des fleurs exotiques dans l’air,
Cette création, sous un ciel pur et clair,
Tout cela fait penser au paradis terrestre ;
Et tout en écoutant, sous un sapin alpestre,
Le grondement profond des lions en courroux,
On regarde, devant les naïfs tourlourous,
Tendant la trompe, avec ses airs de gros espiègle,
L’éléphant engloutir les nombreux pains de seigle.XXXIV
En plein soleil, le long du chemin de halage,
Quatre percherons blancs, vigoureux attelage,
Tirent péniblement, en butant du sabot,
Le lourd bateau qui fend l’onde de l’étambot ;
Près d’eux, un charretier marche dans la poussière.
La main au gouvernail, sur le pont, à l’arrière,
N’écoutant pas claquer le brutal fouet de cuir,
Et regardant la rive et les nuages fuir,
Fume le marinier, sans se fouler la rate,
– « Le peuple et le tyran ! » me dit un démocrate.XXXV
Prés du rail où souvent passe comme un éclair
Le convoi furieux et son cheval de fer,
Tranquille, l’aiguilleur vit dans sa maisonnette.
Par la fenêtre on voit l’intérieur honnête,
Tel que le voyageur fiévreux doit l’envier.
C’est la femme parfois qui se tient au levier,
Portant sur un seul bras son enfant qui l’embrasse.
Jetant son sifflement atroce, le train passe
Devant l’humble logis qui tressaille au fracas.
Et le petit enfant ne se dérange pas.XXXVI
L’allée est droite et longue, et sur le ciel d’hiver
Se dressent hardiment les grands arbres de fer,
Vieux ormes dépouillés dont le sommet se touche.
Tout au bout, le soleil, large et rouge, se couche.
A l’horizon il va plonger dans un moment.
Pas un oiseau. Parfois un lointain craquement
Dans les taillis déserts de la forêt muette ;
Et là-bas, cheminant, la noire silhouette,
Sur le globe empourpré qui fond comme un lingot,
D’une vieille à bâton, ployant sous son fagot.XXXVII
Hier, sur une grand’route où j’ai passé prés d’eux,
Les jeunes sourds-muets s’en allaient deux par deux,
Sérieux, se montrant leurs mains toujours actives.
Un instant j’observai leurs mines attentives
Et j’écoutai le bruit que faisaient leurs souliers.
Je restai seul. La brise en haut des peupliers
Murmurait doucement un long frisson de fête ;
Chaque buisson jetait un trille de fauvette,
Et les grillons joyeux chantaient dans les bleuets.
Je penserai souvent aux pauvres sourds-muets.XXXVIII
Comme le champ de foire est désert, la baraque
N’est pas ouverte, et, sur son perchoir, le macaque
Cligne ses yeux méchants et grignote une noix
Entre la grosse caisse et le chapeau chinois ;
Et deux bons paysans sont là, bouche béante,
Devant la toile peinte où l’on voit la géante,
Telle qu’elle a paru jadis devant les cours,
Soulevant décemment ses jupons un peu courts
Pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elle triche,
Et montrant son mollet à l’empereur d’Autriche.XXXIX
J’écris ces vers, ainsi qu’on fait des cigarettes,
Pour moi, pour le plaisir ; et ce sont des fleurettes
Que peut-être il valait bien mieux ne pas cueillir ;
Car cette impression qui m’a fait tressaillir,
Ce tableau d’un instant rencontré sur ma route,
Ont-ils un charme enfin pour celui qui m’écoute ?
Je ne le connais pas. Pour se plaire à ceci,
Est-il comme moi-même un rêveur endurci ?
Ne peut-il se fâcher qu’on lui prête ce rôle ?
Fi donc ! lecteur, tu lis par-dessus mon épaule.
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François COPPÉE
François Édouard Joachim Coppée, né le 26 janvier 1842 à Paris où il est mort le 23 mai 1908, est un poète, dramaturge et romancier français. Coppée fut le poète populaire et sentimental de Paris et de ses faubourgs, des tableaux de rue intimistes du monde des humbles. Poète du souvenir d’une première rencontre... [Lire la suite]
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XV bis Témoignage d'admiration
---------------------------
Je te lis volontiers, mon vieux François Coppée !
Une idée que ta plume a bien développée
S’orne d’un naturel et rigoureux décor ;
Que ce soit de Roland les vains appel de cor,
Ou des grands destriers la solennelle halte,
Ou d’un gars de ton temps l’errance sur l’asphalte,
Tu mijotes tout ça dans ton joli chaudron
Et l’offres, cuit à point, à ceux qui le voudront ;
Tel un bon boulanger mettant sur sa galette
Plus d’or que ne le peut d’un peintre la palette.
XXX bis
Pachyderme lutécien
----------------------
On offre à l’éléphant, boulevard Saint-Germain,
Un grand bol de calva sur une table basse ;
Son existence entière en tels plaisirs se passe,
Ce pachyderme vit sans peur du lendemain.
Il se fait dorloter par ses frères humains,
Et, du soir au matin, ce sont bonheurs fugaces,
Le grand éléphant d’or jamais ne se tracasse,
En ce vieil animal bat le coeur d’un gamin.
«Comment te portes-tu, éléphant sans histoire ?
Réponds à ma question sans détours oratoires,
Car nous nous comprenons, nous sommes deux anciens.»
«Je ne vais pas répondre en des termes habiles,
Mais j’ai juste accepté que mon sort fût facile,
Donc, léger à subir, mais pas tant que le tien.»
XXXVII bis
Grue d'orage
----------
Nuages qui sourient quand je passe près d'eux,
À les mener au loin une brise est active ;
Je plane dans l'orage, humble grue attentive,
J'aime glisser ainsi dans ce ciel hasardeux.
Moins de temps qu'il n'en faut pour compter jusqu'à deux,
Et l'éclair a produit cette lumière vive
Par quoi, quand il survient, les cieux nocturnes vivent,
Même si le fracas les rend cauchemardeux.
L'eau peut mouiller mes pieds, je n'ai pas de souliers,
Je resterai posée en haut d'un peuplier
Pour observer l'averse inondant les bleuets.
Oiseaux, répondez-moi, l'orage est une fête ;
Il ne fait rien qui puisse effrayer les fauvettes,
Même si plus d'un astre en est rendu muet.