Notre-Dame
I.
Las de ce calme plat où d’avance fanées,
Comme une eau qui s’endort, croupissent nos années ;
Las d’étouffer ma vie en un salon étroit,
Avec de jeunes fats et des femmes frivoles,
Echangeant sans profit de banales paroles ;
Las de toucher toujours mon horizon du doigt.Pour me refaire au grand et me rélargir l’âme,
Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame ;
Je suis allé souvent, Victor,
A huit heures, l’été, quand le soleil se couche,
Et que son disque fauve, au bord des toits qu’il touche,
Flotte comme un gros ballon d’or.Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poëte
Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,
Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ;
Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,
Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ;
Ithuriel répand son écrin dans les cieux.Cathédrales de brume aux arches fantastiques ;
Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,
Par la glace de l’eau doublés,
La brise qui s’en joue et déchire leurs franges,
Imprime, en les roulant, mille formes étranges
Aux nuages échevelés.Comme, pour son bonsoir, d’une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu.Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique,
La vieille église attache une gloire mystique
Faite avec les splendeurs du soir ;
Les roses des vitraux, en rouges étincelles,
S’écaillent brusquement, et comme des prunelles,
S’ouvrent toutes rondes pour voir.La nef épanouie, entre ses côtes minces,
Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces,
Une araignée énorme, ainsi que des réseaux,
Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles,
En fils aériens, en délicates mailles,
Ses tulles de granit, ses dentelles d’arceaux.Aux losanges de plomb du vitrail diaphane,
Plus frais que les jardins d’Alcine ou de Morgane,
Sous un chaud baiser de soleil,
Bizarrement peuplés de monstres héraldiques,
Éclosent tout d’un coup cent parterres magiques
Aux fleurs d’azur et de vermeil.Légendes d’autrefois, merveilleuses histoires
Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires,
Dévotement taillés par de naïfs ciseaux ;
Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues,
Par les hommes et non par le temps abattues,
Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux,Dogues hurlant au bout des gouttières ; tarasques,
Guivres et basilics, dragons et nains fantasques,
Chevaliers vainqueurs de géants,
Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes,
Myriades de saints roulés en collerettes,
Autour des trois porches béants.Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles
Où l’arabesque folle accroche ses dentelles
Et son orfèvrerie, ouvrée à grand travail ;
Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,
Aiguilles de corbeaux et d’anges surmontées,
La cathédrale luit comme un bijou d’émail !II.
Mais qu’est-ce que cela ? lorsque l’on a dans l’ombre
Suivi l’escalier svelte aux spirales sans nombre
Et qu’on revoit enfin le bleu,
Le vide par-dessus et par-dessous l’abîme,
Une crainte vous prend, un vertige sublime
A se sentir si près de Dieu !Ainsi que sous l’oiseau qui s’y perche, une branche
Sous vos pieds qu’elle fuit, la tour frissonne et penche,
Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous ;
L’abîme ouvre sa gueule, et l’esprit du vertige,
Vous fouettant de son aile en ricanant voltige
Et fait au front des tours trembler les garde-fous,Les combles anguleux, avec leurs girouettes,
Découpent, en passant, d’étranges silhouettes
Au fond de votre œil ébloui,
Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie,
Bête apocalyptique, en se tordant aboie,
Paris éclatant, inouï !Oh ! le cœur vous en bat, dominer de ce faîte,
Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite ;
Pouvoir, d’un seul regard, embrasser ce grand tout,
Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre,
Comme l’aigle planant, voir au sein du cratère,
Loin, bien loin, la fumée et la lave qui bout !De la rampe, où le vent, par les trèfles arabes,
En se jouant, redit les dernières syllabes
De l’hosanna du séraphin ;
Voir s’agiter là-bas, parmi les brumes vagues,
Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues ;
L’entendre murmurer sans fin ;Que c’est grand ! que c’est beau ! les frêles cheminées,
De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,
Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,
Et la lumière oblique, aux arêtes hardies,
Jetant de tous côtés de riches incendies
Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs.Comme en un bal joyeux, un sein de jeune fille,
Aux lueurs des flambeaux s’illumine et scintille
Sous les bijoux et les atours ;
Aux lueurs du couchant, l’eau s’allume, et la Seine
Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine
N’en porte à son col les grands jours.Des aiguilles, des tours, des coupoles, des dômes
Dont les fronts ardoisés luisent comme des heaumes,
Des murs écartelés d’ombre et de clair, des toits
De toutes les couleurs, des résilles de rues,
Des palais étouffés, où, comme des verrues,
S’accrochent des étaux et des bouges étroits !Ici, là, devant vous, derrière, à droite, à gauche,
Des maisons ! des maisons ! le soir vous en ébauche
Cent mille avec un trait de feu !
Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome,
Prodigieux amas, chaos fait de main d’homme,
Qu’on pourrait croire fait par Dieu !III.
Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame,
Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme,
Il ne l’est seulement que du haut de tes tours.
Quand on est descendu tout se métamorphose,
Tout s’affaisse et s’éteint, plus rien de grandiose,
Plus rien, excepté toi, qu’on admire toujours.Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes,
Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles,
Et le Seigneur habite en toi.
Monde de poésie, en ce monde de prose,
A ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ;
L’on est pieux et plein de foi !Aux caresses du soir, dont l’or te damasquine,
Quand tu brilles au fond de ta place mesquine,
Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir ;
A regarder d’en bas ce sublime spectacle,
On croit qu’entre tes tours, par un soudain miracle,
Dans le triangle saint Dieu se va faire voir.Comme nos monuments à tournure bourgeoise
Se font petits devant ta majesté gauloise,
Gigantesque sœur de Babel,
Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille,
Les faîtes les plus fiers ne vont qu’à ta cheville,
Et, ton vieux chef heurte le ciel.Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque,
Aux plis graves et droits de ta robe Dantesque,
Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid,
Ces panthéons bâtards, décalqués dans l’école,
Antique friperie empruntée à Vignole,
Et, dont aucun dehors ne sait se tenir droit.O vous ! maçons du siècle, architectes athées,
Cervelles, dans un moule uniforme jetées,
Gens de la règle et du compas ;
Bâtissez des boudoirs pour des agents de change,
Et des huttes de plâtre à des hommes de fange ;
Mais des maisons pour Dieu, non pas !Parmi les palais neufs, les portiques profanes,
Les parthénons coquets, églises courtisanes,
Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,
Les maisons sans pudeur de la ville païenne ;
On dirait, à te voir, Notre-Dame chrétienne,
Une matrone chaste au milieu de catins !
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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