Lunes en détresse
Vous voyez, la Lune chevauche
Les nuages noirs à tous crins,
Cependant que le vent embouche
Ses trente-six mille buccins !Adieu, petits cœurs benjamins
Choyés comme Jésus en crèche,
Qui vous vantiez d’être orphelins
Pour avoir toute la brioche !Partez dans le vent qui se fâche,
Sous la Lune sans lendemains,
Cherchez la pâtée et la niche
Et les douceurs d’un traversin.Et vous, nuages à tous crins,
Rentrez ces profils de reproche,
C’est les trente-six mille buccins
Du vent qui m’ont rendu tout lâche.D’autant que je ne suis pas riche,
Et que Ses yeux dans leurs écrins
Ont déjà fait de fortes brèches
Dans mon patrimoine enfantin.Partez, partez, jusqu’au matin !
Ou, si ma misère vous touche,
Eh bien, cachez aux traversins
Vos têtes, naïves autruches,Éternelles, chères embûches
Où la Chimère encor trébuche !
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Jules LAFORGUE
Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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Lorsque dans mon parc je chevauche
Une jument au noble crin,
Le plus vieux jardinier embouche
Son cor pour m’ouvrir le chemin.
Puis ceux qui sont ses benjamins,
À son signal, posent leur bêche
Afin de fleurir le terrain ;
Et je leur lance des brioches.
Ils ne disent rien qui me fâche
(Ils ont trop soin du lendemain) ;
Nulle idée hostile ne niche
La nuit, dessus leur traversin.
Je me crois aimé, plus que craint,
Je ne leur fais aucun reproche ;
Ce ne sont pas des petits saints,
Mais ils ne sont ni vils ni lâches.
Ils me respectent. Je suis riche.
Mon épouse a de beaux écrins
En tourmaline, en os de seiche,
Pour ses pendentifs diamantins.
Quand je chevauche le matin,
Est-ce mon maintien qui les touche,
Ou sont-ce les pains aux raisins,
Ou les pourboires qu’ils empochent,
Ou les poèmes que j’affiche
Au long des murs de leur cantoche ?