L’Opéra turc
Chère Évohé, voici le carnaval qui vient,
Et l’on danse à la fin du mois, s’il m’en souvient.
Je voulais vous montrer une chose divine,
Un domino charmant que Gavarni dessine,
Une surprise, enfin ! Pourquoi venir le soir ?
Nous n’avons même pas le temps de nous asseoir,
Quand j’aurais, pour rester sur ces divans sublimes,
Encor plus de raisons que vous n’avez de rimes !
Il faut partir. Prenez votre châle, Évohé.
Si je ne vous savais un cœur très dévoué,
Et de l’esprit à flots, si vous étiez bégueule,
Je vous engagerais à rester toute seule ;
Car je crois qu’il s’agit d’aller, à pas de loup,
Attaquer un défaut que vous avez beaucoup.Vous voyez trop souvent votre amie au king’s-Charles…
Mais je ne veux savoir que ce dont tu me parles !
Tortille tes cheveux avec des tresses d’or,
O ma Muse, et volons sur l’aile d’un condor
Jusqu’au pays féerique où les blanches sultanes
Baignent leurs corps polis à l’ombre des platanes,
Et s’enivrent le cœur aux chansons du harem
Sous les rosiers de Perse et de Jérusalem,
Tandis qu’en souriant, les esclaves tartares
Arrachent des soupirs à l’âme des guitares.
Il était à Stamboul un théâtre enchanteur,
Dont le sultan lui-même était le directeur :
La Musique et ses voix, l’altière Poésie,
Les danses de l’Espagne et de la molle Asie
Enchantaient, par l’accord des rhythmes bondissants,
Ce palais ébloui de feux resplendissants.
Or, le sultan, naguère, en ses jours d’allégresse,
Avait dormi longtemps chez les filles de Grèce,
Et, versant des parfums sous le ciel embaumé,
Ainsi que Magdeleine avait beaucoup aimé.
Mais quand l’âge eut glacé tristement cette lave,
Il fut, à son hiver, l’esclave d’une esclave
Qui lui chantait le soir de doux airs espagnols,
D’une voix douce à faire envie aux rossignols.Elle avait les langueurs des filles de la Gaule,
Soit qu’elle soupirât la romance du Saule,
Ou quelque chant d’amour plaintif ou singulier,
Sous l’habit provocant d’un jeune cavalier.
Mais sa pourpre, fatale aux amours des captives,
Buvait le sang vermeil des blanches et des Juives,
Et ses regards, emplis de force et de douceur,
Demandaient chaque mois la tête d’un danseur.
Lorsque la Favorite, avec ses airs de reine,
Apparaissait, portant la couronne sereine
Dont les lys enflammés ruisselaient en marchant,
Tout le peuple ébloui du ballet et du chant
Tremblait devant son doigt noyé dans la dentelle.
Un seul avait trouvé sa grâce devant elle,
Ardent comme un lion ou comme le simoun,
Un habile chanteur qu’on appelait Medjnoun.
Or, ce jeune homme avait la perle des maîtresses,
Une blanche houri qui, par ses longues tresses,
Jetait aux quatre vents tous les parfums d’Ophir,
Paupière aux sourcils noirs, prunelles de saphir,
Gazelle pour la grâce indolente des poses,
Nourmahal, dont la lèvre enamourait les roses.
Medjnoun se demandait quel ange au firmament
Avait fondu pour lui des cœurs de diamant,Lorsque, par une nuit claire d’astres sans nombre,
Errant par les sentiers du jardin comme une ombre,
Près d’un kiosque doré, que les pâles jasmins
Et les lys aux yeux d’or entouraient de leurs mains,
Et sur lequel aussi dormaient dans la nuit brune
Les blancs rosiers baignés des blancs rayons de lune,
Par la fenêtre ouverte il entendit deux voix.
L’une disait (c’était la Favorite) : « Oh ! vois,
Ma Nourmahal ! jamais le cœur des jeunes hommes
Ne s’attendrit ; mais nous, ma chère âme, nous sommes
Douces ; nos longs cheveux sur nos seins endormis
Ont l’air en se mêlant de deux fleuves amis ;
Les rayons de la nuit argentent nos pensées,
Lorsque, dans un hamac mollement balancées,
Entrelaçant nos bras, nous chantons deux à deux,
Ou que, nous confiant à des flots hasardeux,
Et laissant l’eau d’azur baiser nos gorges blondes,
Nous en dérobons l’or sous la moire des ondes. »
La Favorite alors, les yeux noyés de pleurs,
Voyait à chaque mot éclore mille fleurs
Sur le sein de l’enfant rougissante et sans voiles,
Et, le regard perdu dans ses yeux pleins d’étoiles
Comme les océans du ciel oriental,
Était agenouillée aux pieds de Nourmahal,Et Nourmahal honteuse, au bout de chaque phrase,
Ramenait sur son cou sa tunique de gaze.
? « Permettez, dit Medjnoun, entrant à la Talma,
Qu’ici je vous salue, et que j’emmène ma
Maîtresse ; il se fait tard, et notre chambre est prête. »
Medjnoun fut le jour même admis à la retraite.
O frères de don Juan ! dompteurs des flots amers,
Qui dérobez la perle au sein meurtri des mers,
Vous dont l’ardente lèvre eût bu jusqu’à la lie
Les mystères sacrés de Gnide et d’Idalie,
Avec vos doigts sanglants fouillez l’œuvre de Dieu,
Et vous ne trouverez jamais, sous le ciel bleu,
Si chaste lèvre, encor pleine de fleurs mi-closes,
Dont la pâle Amitié n’ait effeuillé les roses !
Toi qui, depuis longtemps, avec ton pied vainqueur,
As foulé pas à pas les replis de mon cœur,
Blonde Évohé ! tu sais si j’aime le théâtre.
Polichinelle seul peut me rendre idolâtre,
Et, lorsque nous prenons des billets au bureau,
C’est pour voir, par hasard, Giselle ou Deburau.
Pour la grande musique, elle est notre ennemie ;
Les Lauriers sont coupés et J’aime mieux ma mie,
Avec la Kradoudja, suffisent à nos vœux,
Et le moindre trio fait dresser nos cheveux.Eh bien ! ma pauvre fille, il faut parler musique !
La basse foudroyante et le ténor phthisique
Nous font l’œil en coulisse et demandent nos vers ;
Duègne au nez de rubis, ingénue aux bras verts,
Ciel rouge, galonné de quinquets pour la frange,
Il faut décrire tout, jusqu’aux arbres orange.
La clarinette aspire à des canards écrits,
Et le bugle naissant nous réclame à grands cris.
Donc, samedi prochain nous dirons à l’Europe
Comme tombe le cèdre au niveau de l’hysope,
Et comment, et par quels joueurs d’accordéon,
L’Opéra, devenu pareil à l’Odéon,
A vu, depuis trois ans, aux stalles dédaignées,
S’empiler en monceau les toiles d’araignées ;
Et comment il a fait, pour trouver un ténor,
Des voyages plus longs que tous ceux d’Anténor.
Après tous nos malheurs et ton frac mis en loques,
Tu dois haïr Thalie et toutes ses breloques ;
Mais si tu peux encor me suivre sans frémir,
Je te promets ce soir ce bijou de Kashmir
Qu’un faible vent d’été ride comme les vagues,
Et qui passe aux travers des plus petites bagues.Décembre 1845.
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Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du... [Lire la suite]
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