Les Vieux Maîtres
Dans les bouges fumeux où pendent des jambons,
Des boudins bruns, des chandelles et des vessies,
Des grappes de poulets, des grappes de dindons,
D’énormes chapelets de volailles farcies,
Tachant de rose et blanc les coins du plafond noir,
En cercle, autour des mets entassés sur la table,
Qui saignent, la fourchette au flanc dans un tranchoir,
Tous ceux qu’auprès des brocs la goinfrerie attable,
Craesbeke, Brakenburgh, Teniers, Dusart, Brauwer,
Avec Steen, le plus gros, le plus ivrogne, au centre,
Sont réunis, menton gluant, gilet ouvert,
De rires plein la bouche et de lard plein le ventre.
Leurs commères, corps lourds où se bombent les chairs
Dans la nette blancheur des linges du corsage,
Leur versent à jets longs de superbes vins clairs,
Qu’un rai d’or du soleil égratigne au passage,
Avant d’incendier les panses des chaudrons.
Elles, ces folles, sont reines dans les godailles,
Que leurs amants, goulus d’amours et de jurons,
Mènent comme au beau temps des vieilles truandailles,
Tempes en eau, regards en feu, langue dehors,
Avec de grands hoquets, scandant les chansons grasses,
Des poings brandis au clair, des luttes corps à corps
Et des coups assénés à broyer leurs carcasses,
Tandis qu’elles, le sang toujours à fleur de peau,
La bouche ouverte aux chants, le gosier aux rasades,
Après des sauts de danse à fendre le carreau,
Des chocs de corps, des heurts de chair et des bourrades,
Des lèchements subis dans un étreignement,
Toutes moites d’ardeurs, tombent dépoitraillées.
Une odeur de mangeaille au lard, violemment,
Sort des mets découverts ; de larges écuellées
De jus fumant et gras, où trempent des rôtis,
Passant et repassant sous le nez des convives,
Excitent, d’heure en heure, à neuf, leurs appétits.
Dans la cuisine, on fait en hâte les lessives
De plats vidés et noirs qu’on rapporte chargés,
Des saucières d’étain collent du pied aux nappes,
Les dressoirs sont remplis et les celliers gorgés.
Tout autour de l’estrade, où rougeoient ces agapes,
Pendent à des crochets paniers, passoires, grils,
Casseroles, bougeoirs, briquets, cruches, gamelles ;
Dans un coin, deux magots exhibent leurs nombrils,
Et trônent, verre en main, sur deux tonnes jumelles ;
Et partout, à chaque angle ou relief, ici, là,
Au pommeau d’une porte, aux charnières d’armoire,
Au pilon des mortiers, aux hanaps de gala,
Sur le mur, à travers les trous de l’écumoire,
Partout, à droite, à gauche, au hasard des reflets,
Scintillent des clartés, des gouttes de lumière,
Dont l’énorme foyer – où des coqs, des poulets,
Rôtissent tout entiers sur l’ardente litière -
Asperge, avec le feu qui chauffe le festin,
Le décor monstrueux de ces grasses kermesses.Nuits, jours, de l’aube au soir et du soir au matin,
Eux, les maîtres, ils les donnent aux ivrognesses.
La farce épaisse et large en rires, c’est la leur :
Elle se trousse là, grosse, cynique, obscène,
Regards flambants, corsage ouvert, la gorge en fleur,
La gaieté secouant les plis de sa bedaine.
Ce sont des bruits d’orgie et de rut qu’on entend
Grouiller, monter, siffler, de sourdine en crécelle,
Un vacarme de pots heurtés et se fendant,
Un entrechoquement de fers et de vaisselle,
Les uns, Brauwer et Steen, se coiffent de paniers,
Brakenburg cymbalise avec deux grands couvercles,
D’autres râclent les grils avec les tisonniers,
Affolés et hurlants, tous soûls, dansant en cercles,
Autour des ivres-morts, qui roulent, pieds en l’air.
Les plus vieux sont encor les plus goulus à boire,
Les plus lents à tomber, les plus goinfres de chair,
Ils grattent la marmite et sucent la bouilloire,
Jamais repus, jamais gavés, toujours vidant,
Leur nez luit de lécher le fond des casseroles.
D’autres encor font rendre un refrain discordant
Au crincrin, où l’archet s’épuise en cabrioles.
On vomit dans les coins ; des enfants gros et sains
Demandent à téter avant qu’on les endorme,
Et leurs mères, debout, suant entre les seins,
Bourrent leur bouche en rond de leur téton énorme.
Tout gloutonne à crever, hommes, femmes, petits ;
Un chien s’empiffre à droite, un chat mastique à gauche ;
C’est un déchaînement d’instincts et d’appétits,
De fureurs d’estomac, de ventre et de débauche,
Explosion de vie, où ces maîtres gourmands,
Trop vrais pour s’affadir dans les afféteries,
Campaient gaillardement leurs chevalets flamands
Et faisaient des chefs-d’oeuvre entre deux soûleries.
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Émile VERHAEREN
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
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Eh bien je serai le premier! Je trouve ce poème magnifique. Il exprime à merveille l’atmosphère qui régnait il y a peu de temps encore dans certaines tavernes flamandes. Verhaeren, qui a été privé de prix Nobel parce qu’il était difficile d’accorder deux fois en quelques années ce prix à deux Belges flamands d’expression française (Maeterlynck) est un immense poète, malheureusement trop peu connu!