Les Pas
L’hiver, quand on fermait,
A grand bruit lourd, les lourds volets,
Et que la lampe s’allumait
Dans la cuisine basse,
Des pas se mettaient à sonner, des pas, des pas,
Au long du mur, sur le trottoir d’en face.Tous les enfants étaient rentrés,
Rompant leurs jeux enchevêtrés ;
Le village semblait un amas d’ombres
Autour de son clocher,
D’où les cloches déjà laissaient tomber,
Une à une, les heures sombres
Et les craintes sans nombre :
Paquets de peur, au fond du coeur,Et malgré moi, je m’asseyais tout contre
Les lourds volets et j’écoutais et redoutais
Ces pas, toujours ces pas,
Qui s’en allaient à la rencontre
De je ne savais quoi d’obscur et de triste, là-bas.Je connaissais celui de la servante,
Celui de l’échevin, celui du lanternier,
Celui de l’âpre et grimaçante mendiante
Qui remportait des blaireaux morts, en son panier ;
Celui du colporteur, celui du messager,
Et ceux de Pieter Hoste et de son père
Dont la maison, près du calvaire,
Portait un aigle d’or à son pignon léger.
Je les connaissais tous : ceux que scandait la canne
De l’horloger, ou bien les béquilles de Wanne
La dévote, qui priait tant que c’était trop,
Et ceux du vieux sonneur, humeur de brocs
Et tous, et tous – mais les autres, les autres ?Il en était qui s’en venaient – savait-on d’où ? -
Monotones, comme un débit de patenôtres,
Ou bien furtifs, comme les pas d’un fou,
Ou bien pesants d’une marche si lasse
Qu’ils semblaient traîner l’espace
Et le temps infini aux clous de leurs souliers.
Il en était de si tristes et de si mornes,
Surtout vers la Toussaint, quand les vents cornent
Le deuil illimité par le pays entier :
Ils revenaient de France et de Hollande,
Ils se croisaient sur la route marchande,
Ils s’étaient fuis ou rencontrés – depuis quel temps ?
Et se réenfonçaient dans l’ombre refondue,
A cette heure des morts, où des bourdons battants,
Aux quatre coins de l’étendue,
Comme des pas, sonnaient aussi.
Oh ! tous ceux-là, avec leur fièvre et leurs soucis !
Oh ! tous ces pas en défilé par ma mémoire !
Qui donc en redira le deuil ambulatoire
Lorsque je les guettais l’hiver, en tapinois,
Rapetissé dans mon angoisse et mon effroi,
Derrière un volet clos, au fond de mon village ?
Un soir, qu’avaient passé des attelages,
Avec des bruits de fers entrechoqués,
On trouva mort, le long du quai,
Un roulier roux qui revenait de Flandre.
On ne surprit jamais son assassin.
Mais, certes, moi, oh ! j’avais dû l’entendre
Frôler les murs, avec sa hache en main.
Une autre fois, à l’heure où le blanc boulanger,
Ses pains vendus, fermait boutique,
Il avait vu la dame énigmatique
Qu’on dit sorcière ici, et sainte un peu plus loin,
En vêtement de paille et d’or tourner le coin
Et vivement, entrer au cimetière ;
Tandis que moi, j’avais ouï, en même temps,
Son dur manteau flottant,
Comme un râteau gratter la terre.
Mon coeur avait battu si fort
Que, pendant toute une semaine,
Je ne rêvai que de la mort.
Et puis, qu’allaient-ils faire au fond des plaines
Ces autres pas qu’on entendait, vers la Noël,
Venir en masse, à travers neige et gel,
D’au-delà de l’Escaut massif et léthargique ?
Une lueur rouge et tragique
Mordait le ciel. Ils se rendaient, au long des bois,
Depuis quels temps, toujours au même endroit,
Près des mares que l’on disait hantées ;
On entendait des cris, pareils à des huées,
Monter. Et seul, le lendemain,
Le fossoyeur partait, la bêche en main,
Cacher là-bas, sous les neiges étincelantes,
Un tas de rameaux morts et de bêtes sanglantes.Mon âme en tremble encor et mon esprit
Revoit toujours le fossoyeur qui passe,
Et quand la fièvre ameute en moi, la nuit,
Les troubles visions de ma cervelle lasse,
Les pas que j’entendis étant enfant,
Oreille au guet, genoux serrés et coeur battant,
En mes heures de veille ou de souffrance blême,
Terriblement, me traversent moi-même
Et font courir leur rythme dans mon sang.
Ils arrivent, des horizons de lune et d’ombre,
Sournois, têtus, compacts, mystérieux,
Le sol en est dément. Leur nombre ?
- Feuilles des bois, grains de blés mûrs, grêles des cieux !
Ils sont pareils aux menaces qui passent
Et leur déroulement, pendant la nuit,
Est si lointain qu’ils semblent faire,
De lieue en lieue, une ceinture à la terre
Et, maille à maille, et, bruit à bruit,
Serrer en eux tout l’infini.Oh ! qu’ils me sont restés imprimés dans la chair
Les pas que j’entendais, par les soirs de Décembre
Et les routes de l’hiver clair,
Venir du bout du monde et traverser ma chambre !
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Émile VERHAEREN
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
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ce poème est, pour moi, d'une rare intensité décrivant avec précision les terreurs d'un enfant au moment où la nuit inonde son monde intérieur.
Renforcée par un fait divers local le monde imaginaire de l'enfant va se construire autour du vent qui hurle, les grains de sable qui frappent les volets, la grêle qui piétine, un animal qui se plaint, au loin...
l'univers intensément poétique de Verhaeren.