Les paroles du vaincu
I
Tu rêvais paix universelle !
Tu disais : « Qu’importe un ruisseau ?
Pourquoi le globe qu’on morcelle ?
La terre immense est mon berceau ! »
A présent, tu dis : « Hors la gaîne,
Le glaive à deux mains des aïeux !
Hors des cœurs le sang furieux !
Et vous, autour de notre haine,
Rangez-vous, impassibles Dieux ! »II
Ils tombèrent, enfin, ces braves !
Par blocs massifs, aux trous béants.
Le soir vint grandir ces géants,
Ces vaincus effrayants et graves !
L’un surtout, son buste d’acier
Droit sur l’arçon, semblait attendre !
La nuit, on peut croire, à l’entendre,
Que la mort n’a point osé prendre
Son âme, à ce grand cuirassier !III
Ceux de l’Argonne et de Valmy
Sont vêtus de pourpre éclatante.
Ils souriaient fiers, dans l’attente,
Nous criant : « Sus à l’ennemi ! »
Mais toujours passaient les Barbares !
Et les vieux sonneurs de fanfares
Criaient en vain : « Debout, les Morts !
Redonnez-nous, ô dieux avares !
Du sang qui coule dans des corps ! »IV
Dans les soleils couchants je vois
Des ruines au nom sonore,
Dont la gloire sur nous encore
Flambe et croule, comme autrefois !
Dans les soleils fondants j’admire,
O Paris ! les reines d’orgueil.
J’ouvre, éperdu, longtemps, mon œil.
Et je vais, criant, l’âme en deuil :
Ninive ! Ecbatane ! Palmyre !V
Plus d’une fois ta noble épée,
O Patrie ! a, de son revers,
Quelque part fait tomber leurs fers !
Par ton sang fraternel trempée,
Plus d’une plaine était en fleur,
Où l’on riait de ton malheur !
Ah ! pour que rien ne te flétrisse,
Toi, l’unique Libératrice,
Oublie aussi ; pardonnons-leur !VI
Vous, enfants, conçus dans l’année
Aux ciels éclaboussés de sang !
Fils des veuves au lait puissant !
O vous, dont l’âme est condamnée
A rêver de meurtre en naissant !
Irritez nos soifs éphémères !
Répétez-nous les cris perdus
Que dans le ventre de vos mères
Vous jetaient les mourants vaincus !VII
Un long fantôme avec la nuit
Revient, angoisse inévitable !
Un spectre illustre, à chaque table,
S’assied muet, son sang reluit !
Un grand linceul, au coin des bornes,
Barre la route au citoyen !
Dans chaque rue un être ancien,
L’aïeule auguste aux grands yeux mornes,
Nous suit dans l’ombre et ne dit rien !VIII
Qu’ils sont gras, les corbeaux, mon frère !
Les corbeaux de notre pays !
Ah ! la chair des héros trahis
Alourdit leur vol funéraire !
Quand ils regagnent, vers le soir,
Leurs bois déserts, hantés dès goules,
Frère, aux clochers on peut les voir,
Claquant du bec, par bandes soûles,
Flotter comme un lourd drapeau noir.IX
Dévore la honte et l’outrage !
Ne dis plus, toi, le fils des preux :
« Ces renards étaient trop nombreux. »
Tais-toi ! Couve en ton cœur ta rage !
Attends ! prépare un jour, pour eux,
Sans répit, l’heure expiatoire.
Laisse-les nous voler l’histoire,
Ces porteurs d’étendards affreux
Déshonorés par la victoire !X
Sous la lune au sanglant brouillard
Court la nature ensorcelée.
— Tu regardes dans la vallée ;
Que vois-tu, dis-le-nous, vieillard !
Le vétéran dit : « Je regarde
Ces peupliers rangés là-bas !
Je crois revoir la vieille garde,
Haute et droite, avec la cocarde,
Courant au nord, pour les combats ! »XI
Battez le fer, ô forgerons !
Pour percer un jour leurs entrailles !
Fondez le plomb pour les mitrailles,
Quand, un jour, nous les chasserons !
L’odeur des morts emplit la brume.
Dans la plaine et sur le coteau
Que l’espoir, feu sacré, s’allume,
Que la vengeance soit l’enclume,
Et la haine, le dur marteau !XII
Le vent qui passe nous apporte
Un bruit de fifre et de tambour.
11 ne nous parle plus d’amour,
Le vent qui souffle à notre porte !
Le vent qui chante vient du Rhin
Où mange et boit l’aigle rapace !
Il poursuit en mer le marin,
Sous le ciel clair ou sous le grain,
Le rire affreux du vent qui passe !XIII
Car là-bas, en riant de nous,
Ils font sonner leurs lourdes crosses ;
Car là-bas, sous leurs mains atroces,
Ils ont mis nos sœurs à genoux !
Ah ! l’honneur est un mort rebelle
Qui dort trop mal pour rester coi !
Il n’attend pas qu’un Dieu l’appelle.
N’entends-tu rien, mon frère, en toi,
Qui hurle : « Allons, réveille-moi ! »XIV
Dans les aurores, les vois-tu,
Montrant, l’une sa noire flèche,
L’autre ses murs toujours sans brèche,
Nos deux sœurs, ivres de vertu ?
Les vois-tu sortir dans l’aurore
Des bras dénoués du Germain,
L’une, allongeant sa maigre main,
L’autre, vierge farouche encore,
Nos sœurs, après l’horrible hymen ?Hélas ! Dis-nous, chanteur cruel,
Quand finiront les cris de haine,
Quand cessera la gloire humaine
D’être un vain meurtre mutuel ?
Vainqueurs, vaincus, à tour de rôle,
Tous ont dressé, courbé l’épaule.
Quel jour enfin, par tous fêté.
Fera, d’un pôle à l’autre pôle,
S’unir en paix l’humanité ?
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Léon DIERX
Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]
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