Les Lions
À Albert Delpit.
Les vieux lions sont là, dans leur cage de fer,
Rois vaincus, méditant leurs sombres infortunes,
Au milieu d’un jardin morne et vide, où l’hiver
Fait neiger sur le sol les feuilles déjà brunes.Ils ont l’abattement qu’on a dans les exils
Et d’un air douloureux, s’allongeant sur les pattes,
Referment à demi leurs yeux voilés de cils
Où brillent par moments des lueurs écarlates.Jadis ils bondissaient sur les sables ardents
Et, fiers au grand soleil qui dorait leurs crinières,
Dans leur proie enfonçaient les griffes et les dents
Et l’emportaient, sanglante, au fond de leurs tanières.A présent, ils sont là !… maigres et grelottants :
Dans l’abreuvoir l’eau gèle, et le gardien leur donne
Quelques morceaux de chair et des os dégouttants
Où s’épuisent leurs dents que la faim abandonne.Ils sont couchés sur leurs ventres comme des chats :
Les passants — courageux qu’ils gisent sans défense —
Couvrent leurs poils soyeux de boue et de crachats,
S’égayant à les voir tressaillir sous l’offense !Les nobles insultés dédaignent leurs bourreaux ;
Mais quelquefois le soir, après ces jours d’alarmes,
Passant leur gueule fauve à travers les barreaux,
Ils semblent se parler et confondre leurs larmes.Ces fiers lions, c’est nous, les poètes captifs,
Qui rêvons du pays idéal où naguère
Notre âme s’est ouverte aux bonheurs primitifs,
Et qui sommes comme eux en risée au vulgaire !…Nous aussi, nous avons de superbes mépris
Pour la foule raillant nos royautés tombées ;
Mais quand nous rencontrons d’autres frères meurtris,
Nous confondons nos pleurs et nos têtes courbées !
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Georges RODENBACH
Georges Rodenbach (né le 16 juillet 1855 à Tournai et mort le 25 décembre 1898 à Paris) était un poète symboliste et un romancier belge de la fin du XIXe siècle. Issu d’une famille bourgeoise d’origine allemande – son père, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, est vérificateur des poids et mesures ;... [Lire la suite]
Lions d’inframonde
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Nous avons conquis cet empire
Plus vivant que notre désert ;
Nous régnons sur ce gouffre amer,
Chez les morts qui plus ne respirent.
Nous n’y subissons nul martyre,
Nul assaut de démons pervers ;
Nous n’y traversons nul hiver,
Nous n’y trouvons rien à redire.
Par nous, ce monde est pris en main
Sans trop d’égards pour les humains ;
Tant pis si leur peine est profonde.
Le sort ici nous installa,
Nous ne bougerons pas de là ;
Cent mille diables en répondent.