Les linges, le cygne
Ce sont les linges, les linges,
Hôpitaux consacrés aux cruors et aux fanges ;
Ce sont les langes, les langes,
Où l’on voudrait, ah ! Redorloter ses méninges !Vos linges pollués, Noëls de Bethléem !
De la lessive des linceuls des requiems
De nos touchantes personnalités, aux langes
Des berceaux, vite à bas, sans doubles de rechange,
Qui nous suivent, transfigurés (fatals vauriens
Que nous sommes) ainsi que des Langes gardiens.
C’est la guimpe qui dit, même aux trois quarts meurtrie :
«Ah ! Pas de ces familiarités, je vous prie… »
C’est la peine avalée aux édredons d’eider;
C’est le mouchoir laissé, parlant d’âme et de chair
Et de scènes ! (je vous pris la main sous la table,
J’eus même des accents vraiment inimitables),
Mais ces malentendus ! L’adieu noir ! -je m’en vais !
-Il fait nuit ! -que m’importe ! à moi, chemins mauvais !
Puis, comme Phèdre en ses illicites malaises :
«Ah ! Que ces draps d’un lit d’occasion me pèsent ! »
Linges adolescents, nuptiaux, maternels ;
Nappe qui drape la sainte-table ou l’autel,
Purificatoire au calice, manuterges,
Refuges des baisers convolant vers les cierges.
Ô langes invalides, linges aveuglants !
Oreillers du bon coeur toujours convalescent
Qui dit, même à la soeur, dont le toucher l’écoeure :
«Rien qu’ une cuillerée, ah ! Toutes les deux heures… »
Voie Lactée à charpie en surplis : lourds jupons
A plis d’ordre dorique à lesquels nous rampons
Rien que pour y râler, doux comme la tortue
Qui grignote au soleil une vieille laitue.
Linges des grandes maladies ; champs-clos des draps
Fleurant : soulagez-vous, va, tant que ça ira !
Et les cols rabattus des jeunes filles fières,
Les bas blancs bien tirés, les chants des lavandières,
Le peignoir sur la chair de poule après le bain,
Les cornettes des sœurs, les voiles, les béguins,
La province et ses armoires, les lingeries
Du lycée et du cloître ; et les bonnes prairies
Blanches des traversins rafraîchissant leurs creux
De parfums de famille aux tempes sans aveux,
Et la mort ! Pavoisez les balcons de draps pâles,
Les cloches ! Car voici que des rideaux s’exhale
La procession du beau Cygne ambassadeur
Qui mène Lohengrin au pays des candeurs !Ce sont les linges, les linges,
Hôpitaux consacrés aux cruors et aux fanges !
Ce sont les langes, les langes,
Où l’on voudrait, ah ! Redorloter ses méninges.
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Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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