Les Idées
Sur la Ville, dont les désirs flamboient,
Règnent, sans qu’on les voie,
Mais évidentes, les idées.On les rêve parmi les brumes, accoudées
En des lointains, là-haut, près des soleils.Aubes rouges, midis fumeux, couchants vermeils,
Dans le tumulte violent des heures,
Elles demeurent.Et la première et la plus vaste, c’est la force
Multipliée en bras et déployée en torses
Aux jours de violence et de férocité ;
Mais d’autres fois, ferme et sereine,
Quand une âme lucide et patiente entraîne
Les foules souveraines
Sous le joug d’or où les ploiera sa volonté.Depuis que se mangent ou se fécondent,
A chaque instant qui naît, qui meurt, les mondes,
La force est dans l’atome et l’atome vibre d’elle ;
Elle est l’ardeur de la conquête universelle ;
Indifférente au bien, au mal, mais haletante
Dans chaque assaut, dans chaque élan, dans chaque attente,
Elle dresse la gloire et ses palmes, dans l’air ;
Elle est volante et dirige l’éclair
Vers la mêlée inextricable où le sort bouge
Et la victoire est suspendue à son poing rouge.
Et voici la justice et la pitié, jumelles ;
Mères au double coeur dont les claires mamelles
Versent le jour clément et se penchent vers tous.
Ceux d’aujourd’hui les déclarent deux ennemies
Luttant avec des cris et des antinomies,
Au nom de Christ, le maître abominable ou doux,
Selon celui qui interprète ses paroles.
La loi qui est déesse, on la proclame idole ;
Et les codes sont des meutes qu’on dresse à mordre
Et la peur règne – mais l’ordre,
Qui doit s’ouvrir comme une grande fleur
Libre et sûre, malgré ses milliers de pétales,
Puisera sa vertu et son ardeur
Immensément, dans l’équité totale.Oh ! l’avenir montré tel qu’un pays de flamme,
Comme il est beau devant les âmes
Qui, malgré l’heure, ont confiance en leur vouloir.
Tant de siècles ne détiennent l’espoir,
Depuis mille et mille ans, indestructible,
Sans que tous les désirs ligués, frappant la cible,
Ne tuent un jour la haine et n’instaurent l’amour.
La conscience humaine est sculptée en contours
Puissants et délicats que, sans cesse, on affine
Pour transmuer sa vie en facultés divines
Et créer le bonheur que promettait un Dieu.
Le futur éclatant est un oiseau de feu,
Dont les plumes, une par une,
Se détachant de l’aile et retombant vers nous,
Frôlent de joie et de splendeur nos regards fous.Et plus haute que n’est la force et la justice,
Par au delà du vrai, du faux, de l’équité,
Plus loin que la vertu ou que le vice,
Luit la beauté.
Touffue et claire,
Méduse ténébreuse et Minerve solaire,
Fondant le double mythe en unique splendeur,
Elle exalte par sa grandeur.
Sublime, elle a pour prêtres les génies
Qui communient
De la lumière de ses yeux ;
Les temps sont datés d’elle et marchent glorieux
Dès que sa volonté leur est douce et amie ;
Son poing crispé saisit les mille antinomies
Et les assemble et les resserre et les unit,
Pour tordre et pour forger, d’un coup, tout l’infini.La rose Égypte et la Grèce dorée
Jadis, aux temps des Dieux, l’ont instaurée
En des temples d’où s’envolait l’oracle ;
Et Paris et Florence ont rêvé le miracle
D’être, à leur tour, l’autel où ses pieds clairs,
Vibrants d’ailes, se poseraient sur l’univers.
Aujourd’hui même, elle apparaît dans les fumées
Les yeux offerts, les mains encor fermées,
Le corps revêtu d’or et de soleil ;
Un feu nouveau d’entre ses doigts vermeils
Glisse et provoque aux conquêtes certaines,
Mais la vénale ardeur des tapages modernes
Déchaîne un bruit si fort, sous les cieux ternes,
Que l’appel clair vers ses fervents s’entend à peine.Et néanmoins elle est la totale harmonie
Qui se transforme et se restaure à l’infini,
En se servant des mille efforts que l’on croit vains.
Elle est la clef du cycle humain,
Elle suggère à tous l’existence parfaite,
La simple joie et l’effort éperdu,
Vers les temps clairs, illuminés de fêtes
Et sonores, là-bas, d’un large accord inentendu.
Quiconque espère en elle est au delà de l’heure
Qui frappe aux cadrans noirs de sa demeure
Et tandis que la foule abat, dans la douleur,
Ses pauvres bras tendus vers la splendeur,
Parfois, déjà, dans le miracle, où quelque âme s’isole,
La beauté passe – et dit les futures paroles.Sur la Ville, d’où les désirs flamboient,
Règnent, sans qu’on les voie,
Mais évidentes, les idées.
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Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
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