L’Épreuve
L’Invisible, celui qui règne dans les cieux,
Assembla ses enfants pour lui chanter sa gloire ;
Et Satan était là, qui se dressait près d’eux.Et le Très-haut lui dit : « D’où viens-tu ? — mon histoire
Est vieille, répondit l’adversaire : j’ai fait
Tout le tour de ton oeuvre avec mon aile noire.« J’ai délié l’esprit que ta règle étouffait ;
J’ai pourri le bon grain, j’ai récolté l’ivraie ;
Tes anges ont raison de chanter, en effet !« Leur louange est mensonge et ma parole est vraie :
L’esprit de l’homme est plein d’aversion pour toi.
Nu ne t’aime, hors ceux que ta rancune effraie.— « Tu n’as considéré que l’incomplète foi,
Dit l’éternel, de ceux que l’épreuve terrasse.
Les coeurs simples et purs sont heureux sous ma loi.— « Sur un fumier, couvert d’une lèpre vorace,
Un être, dit Satan, sans amis, sans espoir,
Survivait, en opprobre à tous ceux de sa race.« C’était un homme. Nu, gisant, horrible à voir,
Avec un caillou plat il grattait ses ulcères,
Le jour durant sans pain, et sans sommeil le soir.« Si pour te réjouir les maux sont nécessaires,
Il avait en cela cent fois bien mérité ;
Car ce juste n’avait point d’égal en misères.« Loin de tous, en dehors des murs d’une cité,
Dans le pays de Hus où le péché domine,
Il maudissait la vie et ton iniquité.« Oui, tordu par son mal, mangé par la vermine,
Vile forme sans nom parmi les animaux,
Il ouvrait ce regard que la haine illumine. »Le Très-fort dit : « Qu’importe une chair en lambeaux ?
Le juste est celui seul qui lui-même s’oublie,
Et ne contemple pas uniquement ses maux.— « Celui-ci n’avait point une âme ensevelie
Dans son propre tourment, si monstrueux qu’il fût :
Les pleurs universels l’avaient toute remplie.« Moi, le rôdeur sournois et qui veille à l’affût,
Le fomenteur subtil des mauvaises pensées,
Je pris ce malheureux effroyable pour but.« Et ses chairs tout d’abord furent cicatrisées ;
Je le guéris sur l’heure, et le soutins debout
N’ayant plus souvenir de ses hontes passées.« Il regarda la cuve où s’amoncelle et bout
L’épais fourmillement des hommes, et qui fume ;
Puis l’horizon qui n’a commencement ni bout ;« Et je vis qu’il restait dévoré d’amertume
En songeant à l’angoisse où ton peuple croupit
Sous ton oeil clos au fond d’une insondable brume.« Je rendis la jeunesse à son corps décrépit ;
Je dressai l’arc noueux et brisé de son torse ;
Après, j’enveloppai ses membres d’un habit.« La ville flamboyait comme une immense amorce.
Je lui dis : « Va ! La vie est bonne ; sois heureux ! »
Et je fis resplendir la beauté sur sa force.« Il y marcha, parmi des mendiants poudreux ;
Et je vis, le suivant pas à pas à la piste,
Qu’il se sentait imbu du fiel de leurs yeux creux.— « Eh bien ! Dit l’être unique à Satan : qu’il assiste
Son frère, celui-là qui voit l’appel d’autrui !
Cet homme s’en ira joyeux, s’il était triste.— « L’aumône, il se peut bien, fait sourire celui
Qui donnant un denier se dit qu’il te le prête,
Et ne place un secours qu’au taux de ton appui.« Je connais la prudence entre toutes secrète !
Lui, supputait, au fond de lui-même, combien
Sont là, pour qui jamais table ou moisson n’est prête.« Morne, il allait, disant : « Je ne possède rien ! »
Je l’avais rendu jeune et fort ; je le fis riche
A ne pouvoir compter ses troupeaux ni son bien.« Quiconque errait, sordide, et tel qu’un chien sans niche,
Vendangea dans sa vigne et glana dans son champ.
Mais l’ortie est tenace au coeur que l’on défriche !« Si prodige fût-il, l’avare et le méchant
Pullulent sur la terre ; et lui, voyait sans cesse
De maigres doigts nouveaux à ses mains s’accrochant.« Comprenant que pour un à qui l’on fait largesse
Mille crieront, vers toi les bras en vain dressés,
Généreux, il faisait l’aumône avec tristesse.— « Ils ont l’amour, les fils de ceux que j’ai chassés !
Et la femme a des yeux où j’ai mis ma lumière.
Pour aimer le très-bon, qu’ils s’aiment ! C’est assez !— « Parfois un astre brille au fond d’une paupière ;
Et l’amour est vraiment le reflet de l’Eden !
A qui veut l’entrevoir, un ange crie : « Arrière ! »« Comme un ressouvenir du souriant jardin,
Il la chercha, l’ivresse ineffablement pure.
Mais la beauté qui charme a le cruel dédain.« Il était beau. Toujours il vivait la torture
De ceux que la laideur a marqués en naissant
Pour servir à l’amour d’éternelle pâture.« Il aima. Sa révolte encore allait croissant ;
Car, doué d’un esprit que la justice affame,
Les fureurs des jaloux le tenaient frémissant.« C’est le suprême don que l’amour d’une femme.
Mais tout coeur qui se donne est pour d’autres perdu,
Et seul en est joyeux l’égoïste ou l’infâme.« Il fut aimé. Mais lui, s’assombrissait, mordu
Par tous les désespoirs que la beauté méprise,
Par le cri furieux de l’amour entendu.« Si grand qu’un bonheur soit, pour l’homme sans traîtrise,
S’il est fait du malheur d’un autre, n’est-ce pas
La coupe de poison que la main ivre a prise ?« Et je riais de voir que tout fruit mûr, là-bas,
Est sûrement percé par un ver invisible ;
Et qu’il revomissait les plus puissants appâts.« Et je prenais toujours ce coeur simple pour cible.
J’élargissais encor la part de son bonheur,
Sans qu’un remercîment pour toi lui fût possible.— « Mon oeuvre est bon ainsi qu’il est ! dit le seigneur.
— Et les routes du ciel aux hommes sont fermées !
Je sais cela, reprit le parfait raisonneur.« Les rêves les plus chers aux foules affamées,
Lui, les réalisait. Il fut roi sur les rois
Qui se disent choisis par le dieu des armées.« le meurtre est le plaisir où tes fils sont adroits,
C’est la gloire de ceux qui portent la couronne ;
Mais la sienne chargeait son front, si tu m’en crois.« O créateur d’Adam ! Quel concert t’environne !
De tous les avortons du couple rejeté,
Qui donc plus que ce roi se lamenta ? Personne !« Léguant l’arrêt divin à leur postérité,
Tous ont gémi, les forts, les lâches, les victimes.
Nul n’a vécu plus pâle et plus épouvanté,« Que ce puissant, par moi sorti des noirs abîmes
Pour être sur la terre, et plus qu’eux, revêtu
Du glacial frisson pris à toutes les cimes !« le plus affreux supplice est l’extrême vertu.
Son grand sanglot déborde, et monte dans les âges
Vers celui qui toujours dans son ombre s’est tu.« Ecoute ce qu’il dit, le sage entre les sages :
« Tout n’est que vanité, cendre, fumée ou vent !
« Et rien ne sert, travaux, fortune, apprentissages !« Tout passe et meurt, le fou, l’inepte et le savant !
« Il n’est rien de nouveau ; tout vient par aventure !
« L’état d’un mort vaut mieux que l’état d’un vivant !« Toutes sortes de maux rongent la créature,
« Et de tous la pensée est le pire tourment ;
« Et l’amour est amer plus que la sépulture ! »« Voilà ton oeuvre ! Il est risible assurément
De te voir pour cela convoquer tes phalanges
A t’appeler Très-haut, Très-fort et Très-clément !« Dis-leur donc devant moi de chanter tes louanges ! »
— Mais celui dont le trône est au fond des sept cieux,
Ne répondit plus rien au corrupteur des anges ;L’invisible resta là-haut silencieux !
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Léon DIERX
Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]
Forteresse ouverte
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La ville est très ancienne et s’ouvre sur le monde ;
Ses braves habitants sont fiers de leur cité
Dont le grand territoire est bien délimité
Et dont les hautes tours se reflètent dans l’onde.
Ainsi qu’une boutique en ressources féconde,
Elle offre à son bon peuple un bonheur mérité ;
Du maire on reconnaît la noble autorité
Reflétant un trésor de sagesse profonde.
Souvent, un érudit tenant un livre en main
Compare sa patrie à l’empire romain ;
Il le sait, cependant, c’est une république.
La commune voudrait trouver un bon auteur
Pour évoquer ce lieu avec des mots antiques ;
Un pactole viendrait enrichir ce flatteur.