Le Sommet de la Tour
Lorsque l’on veut monter aux tours des cathédrales,
On prend l’escalier noir qui roule ses spirales,
Comme un serpent de pierre au ventre d’un clocher.L’on chemine d’abord dans une nuit profonde,
Sans trèfle de soleil et de lumière blonde,
Tâtant le mur des mains, de peur de trébucher ;Car les hautes maisons voisines de l’église
Vers le pied de la tour versent leur ombre grise,
Qu’un rayon lumineux ne vient jamais trancher.S’envolant tout à coup, les chouettes peureuses
Vous flagellent le front de leurs ailes poudreuses,
Et les chauve-souris s’abattent sur vos bras ;Les spectres, les terreurs qui hantent les ténèbres,
Vous frôlent en passant de leurs crêpes funèbres ;
Vous les entendez geindre et chuchoter tout bas.À travers l’ombre on voit la chimère accroupie
Remuer, et l’écho de la voûte assoupie
Derrière votre pas suscite un autre pas.Vous sentez à l’épaule une pénible haleine,
Un souffle intermittent, comme d’une âme en peine
Qu’on aurait éveillée et qui vous poursuivrait.Et si l’humidité fait des yeux de la voûte,
Larmes du monument, tomber l’eau goutte à goutte,
Il semble qu’on dérange une ombre qui pleurait.Chaque fois que la vis, en tournant, se dérobe,
Sur la dernière marche un dernier pli de robe,
Irritante terreur, brusquement disparaît.Bientôt le jour, filtrant par les fentes étroites,
Sur le mur opposé trace des lignes droites,
Comme une barre d’or sur un écusson noir.L’on est déjà plus haut que les toits de la ville,
Édifices sans nom, masse confuse et vile,
Et par les arceaux gris le ciel bleu se fait voir.Les hiboux disparus font place aux tourterelles,
Qui lustrent au soleil le satin de leurs ailes
Et semblent roucouler des promesses d’espoir.Des essaims familiers perchent sur les tarasques,
Et, sans se rebuter de la laideur des masques,
Dans chaque bouche ouverte un oiseau fait son nid.Les guivres, les dragons et les formes étranges
Ne sont plus maintenant que des figures d’anges,
Séraphiques gardiens taillés dans le granit,Qui depuis huit cents ans, pensives sentinelles,
Dans leurs niches de pierre, appuyés sur leurs ailes,
Montent leur faction qui jamais ne finit.Vous débouchez enfin sur une plate-forme,
Et vous apercevez, ainsi qu’un monstre énorme,
La Cité grommelante, accroupie alentour.Comme un requin, ouvrant ses immenses mâchoires,
Elle mord l’horizon de ses mille dents noires,
Dont chacune est un dôme, un clocher, une tour.À travers le brouillard, de ses naseaux de plâtre
Elle souffle dans l’air son haleine bleuâtre,
Que dore par flocons un chaud reflet de jour.Comme sur l’eau qui bout monte et chante l’écume,
Sur la ville toujours plane une ardente brume,
Un bourdonnement sourd fait de cent bruits confus :Ce sont les tintements et les grêles volées
Des cloches, de leurs voix sonores ou fêlées,
Chantant à plein gosier dans leurs beffrois touffus ;C’est le vent dans le ciel et l’homme sur la terre ;
C’est le bruit des tambours et des clairons de guerre,
Ou des canons grondeurs sonnant sur leurs affûts ;C’est la rumeur des chars, dont la prompte lanterne
File comme une étoile à travers l’ombre terne,
Emportant un heureux aux bras de son désir ;Le soupir de la vierge au balcon accoudée,
Le marteau sur l’enclume et le fait sur l’idée,
Le cri de la douleur ou le chant du plaisir.Dans cette symphonie au colossal orchestre,
Que n’écrira jamais musicien terrestre,
Chaque objet fait sa note impossible à saisir.Vous pensiez être en haut ; mais voici qu’une aiguille,
Où le ciel découpé par dentelles scintille,
Se présente soudain devant vos pieds lassés.Il faut monter encor dans la mince tourelle,
L’escalier qui serpente en spirale plus frêle,
Se pendant aux crampons de loin en loin placés.Le vent, d’un air moqueur, à vos oreilles siffle,
La goule étend sa griffe et la guivre renifle,
Le vertige alourdit vos pas embarrassés.Vous voyez loin de vous, comme dans des abîmes,
S’aplanir les clochers et les plus hautes cimes ;
Des aigles les plus fiers vous dominez l’essor.Votre sueur se fige à votre front en nage ;
L’air trop vif vous étouffe : allons, enfant, courage !
Vous êtes près des cieux ; allons, un pas encor !Et vous pourrez toucher, de votre main surprise,
L’archange colossal que fait tourner la brise,
Le saint Michel géant qui tient un glaive d’or ;Et si, vous accoudant sur la rampe de marbre,
Qui palpite au grand vent, comme une branche d’arbre,
Vous dirigez en bas un œil moins effrayé,Vous verrez la campagne à plus de trente lieues,
Un immense horizon, bordé de franges bleues,
Se déroulant sous vous comme un tapis rayé ;Les carrés de blé d’or, les cultures zébrées,
Les plaques de gazon de troupeaux noirs tigrées ;
Et, dans le sainfoin rouge, un chemin blanc frayé ;Les cités, les hameaux, nids semés dans la plaine,
Et partout, où se groupe une famille humaine,
Un clocher vers le ciel, comme un doigt s’allongeant.Vous verrez dans le golfe, aux bras des promontoires,
La mer se diaprer et se gaufrer de moires,
Comme un kandjiar turc damasquiné d’argent ;Les vaisseaux, alcyons balancés sur leurs ailes,
Piquer l’azur lointain de blanches étincelles
Et croiser en tous sens leur vol intelligent.Comme un sein plein de lait gonflant leurs voiles ronde,
Sur la foi de l’aimant ils vont chercher des mondes,
Des rivages nouveaux sur de nouvelles mers :Dans l’Inde, de parfums, d’or et de soleil pleine,
Dans la Chine bizarre, aux tours de porcelaine,
Chimérique pays peuplé de dragons verts ;Ou vers Otaïti, la belle fleur des ondes,
De ses longs cheveux noirs tordant les perles blondes,
Comme une autre Vénus, fille des flots amers ;À Ceylan, à Java, plus loin encor peut-être,
Dans quelque île déserte et dont on se rend maître,
Vers une autre Amérique échappée à Colomb.Hélas ! et vous aussi, sans crainte, ô mes pensées,
Livrant aux vents du ciel vos ailes empressées,
Vous tentez un voyage aventureux et long.Si la foudre et le nord respectent vos antennes,
Des pays inconnus et des îles lointaines
Que rapporterez-vous ? de l’or, ou bien du plomb ?…La spirale soudain s’interrompt et se brise.
Comme celui qui monte au clocher de l’église,
Me voici maintenant au sommet de ma tour.J’ai planté le drapeau tout au haut de mon œuvre.
Ah ! que depuis longtemps, pauvre et rude manœuvre,
Insensible à la joie, à la vie, à l’amour,Pour garder mon dessin avec ses lignes pures,
J’émousse mon ciseau contre des pierres dures,
Élevant à grand’peine une assise par jour !Pendant combien de mois suis-je resté sous terre,
Creusant comme un mineur ma fouille solitaire,
Et cherchant le roc vif pour mes fondations !Et pourtant le soleil riait sur la nature ;
Les fleurs faisaient l’amour, et toute créature
Livrait sa fantaisie au vent des passions ;Le printemps dans les bois faisait courir la sève,
Et le flot, en chantant, venait baiser la grève ;
Tout n’était que parfum, plaisir, joie et rayons !Patient architecte, avec mes mains pensives
Sur mes piliers trapus inclinant mes ogives,
Je fouillais sous l’église un temple souterrain ;Puis l’église elle-même, avec ses colonnettes,
Qui semble, tant elle a d’aiguilles et d’arêtes,
Un madrépore immense, un polypier marin ;Et le clocher hardi, grand peuplier de pierre,
Où gazouillent, quand vient l’heure de la prière,
Avec les blancs ramiers, des nids d’oiseaux d’airain.Du haut de cette tour à grand’peine achevée,
Pourrais-je t’entrevoir, perspective rêvée,
Terre de Chanaan où tendait mon effort ?Pourrai-je apercevoir la figure du monde,
Les astres dans le ciel accomplissant leur ronde,
Et les vaisseaux quittant et regagnant le port ?Si mon clocher passait seulement de la tête
Les toits ou les tuyaux de la ville, ou le faîte
De ce donjon aigu qui du brouillard ressort ;S’il était assez haut pour découvrir l’étoile
Que la colline bleue avec son dos me voile,
Le croissant qui s’écorne au toit de la maison ;Pour voir, au ciel de smalt, les flottantes nuées,
Par le vent du matin mollement remuées,
Comme un troupeau de l’air secouer leur toison ;Et la gloire, la gloire, astre et soleil de l’âme,
Dans un océan d’or, avec le globe en flamme,
Majestueusement monter à l’horizon !
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
Tour des alchimistes
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Ici nous absorbons des breuvages limpides,
Peut-être un peu corsés, nous avons ce travers ;
Meilleure serait l’eau, mais elle est trop humide,
Nous ne la ferons point figurer dans nos vers.
Quelquefois nous rejoint la vestale timide,
Alors nous savourons l’éclat de ses yeux verts ;
Les propos qu’elle tient ne sont pas insipides,
Son discours nous instruit sur des sujets divers.
Nous sommes les vassaux de cette demoiselle,
Allégeance bénie qui nous donne des ailes ;
Ses regards sont hardis, son rire est ravissant.
Aussi nous acceptons même son ironie,
Nos modestes esprits n’y sont pas réticents ;
Alchimiste et vestale, une belle harmonie.