Le Roc
Sur ce roc carié que fait souffrir la mer,
Quels pas voudront monter encor, dites, quels pas ?Dites, serai-je seul enfin et quel long glas
Écouterai-je debout devant la mer ?C’est là que j’ai bâti mon âme.
- Dites, serai-je seul avec mon âme ? -
Mon âme hélas! maison d’ébène,
Où s’est fendu, sans bruit, un soir,
Le grand miroir de mon espoir.Dites, serai-je seul avec mon âme
En ce nocturne et angoissant domaine ?
Serai-je seul avec mon orgueil noir,
Assis en un fauteuil de haine ?
Serai-je seul, avec ma pâle hyperdulie,
Pour Notre-Dame la Folie ?Serai-je seul avec la mer
En ce nocturne et angoissant domaine ?Des crapauds noirs, velus de mousse,
Y dévorent du clair soleil, sur la pelouse.Un grand pilier ne soutenant plus rien,
Comme un homme, s’érige en une allée,
D’épitaphes de marbre immensément dallée.Sur un étang d’yeux ouverts et de reptiles,
Des groupes de cygnes noyés,
Vers des lointains de soie et d’or broyés,
Traînent leurs suicides tranquilles
Parmi des phlox et des jonquilles.Et du sommet d’un cap d’espace,
D’étranges cris d’oiseaux marins,
Les becs aigus et vipérins,
Chantent la mort à tel qui passe.Sur ce roc carié que recreuse la mer,
Dites, serai-je seul avec mon âme ?Aurai-je enfin l’atroce joie
De voir, nerfs après nerfs, comme une proie,
La démence attaquer mon cerveau ?Et détraqué malade, sorti de la prison
Et des travaux forcés de sa raison,
D’appareiller vers un lointain nouveau ?Dites, ne plus sentir sa vie escaladée
Par les talons de fer de chaque idée,
Ne plus l’entendre infiniment en soi
Ce cri, toujours identique, ou crainte, ou rage,
Vers le grand inconnu qui dans les cieux voyage :
Croire en la démence ainsi qu’en une foi !Sur ce roc carié que détraque la mer,
Vieillir, triste rêveur de l’escarpé domaine,
Les chairs mortes, l’espérance en allée,
A rebours de la vie immense et désolée ;N’entendre plus se taire, en sa maison d’ébène,
Qu’un silence de fer dont auraient peur les morts ;Traîner de longs pas lourds en de sourds corridors ;
Voir se suivre toujours les mêmes heures,
Sans espérer en des heures meilleures ;
pour à jamais clore telle fenêtre ;
Tel signe au loin ! – un présage vient d’apparaître ;
Autour des vieux salons, aimer les sièges vides
Et les chambres dont les grands lits ont vu mourir
Et chaque soir, sentir, les doigts livides,
La déraison sous ses tempes mûrir.Sur ce roc carié que ruine la mer,
Dites, serai-je seul enfin avec la mer,
Dites, serai-je seul enfin avec mon âme ?Et puis mourir – , redevenir rien.
Être quelqu’un qui plus ne se souvient
Et qui s’en va sans glas qui sonne,
Sans cierge en main ni sans personne,
Sans que sache celui qui passe,
Joyeux et clair dans la bonace,
Que le nocturne et angoissant domaine
En deuil de sa maison d’ébène,
Où plus ne brûle aucun flambeau,
Renferme un mort et son tombeau.
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Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
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