Le Rêve de la Mort
I
Un ange sur mon front déploya sa grande aile ;
Une ombre lentement descendit vers mes yeux ;
Et sur chaque paupière un doigt impérieux
Vint alourdir la nuit plus épaisse autour d’elle.
Un ange lentement déploya sa grande aile,
Et sous ses doigts de plomb s’enfoncèrent mes yeux.
Puis tout s’évanouit, douleur, efforts, mémoire ;
Et je sentais flotter ma forme devant moi,
Et mes pensers de même, ou de honte ou de gloire,
S’échappaient de mon corps pêle-mêle, et sans loi.II
Une forme flottait, qui semblait mon image.
L’ai-je suivie une heure ou cent ans ? Je ne sais.
Mais j’ai gardé l’effroi des lieux où je passais.
La sueur me glaça de l’orteil au visage
Derrière cette forme où vivait mon image.
Pendant combien de jours terrestres ? Je ne sais.
Mais sous des horizons tout d’encre ou tout de flamme,
Pour toujours je sentais quelque chose en mon cœur
Voler vers cet éclat pour se perdre en sa trame,
Quelque chose de moi qui faisait ma vigueur.III
Et voilà devant nous qu’une forêt géante
Brusquement balança dans l’espace embrasé
Son manteau par un sang vif et tiède arrosé.
Comme un rouge flocon d’une neige brûlante,
Un âpre vent, du haut de la forêt géante
Jusqu’au sol par les feux du soleil embrasé,
Secouait chaque feuille à travers les ramures.
Et de mon front aussi chaque rêve tombait,
Et dans mon spectre, avec de très lointains murmures,
Chaque rêve tombé de mon front s’absorbait.IV
Sur ma tête sifflaient de lugubres rafales ;
Et le gémissement surhumain de ce bois
Semblait l’appel perdu de millions de voix.
C’était le long sanglot des morts, par intervalles,
Qui de tous les confins passait dans ces rafales.
Un lac de sang luisait au milieu de ce bois,
Épanché d’un soleil aux ondes écarlates.
Et mes anciens désirs ruisselaient au dehors ;
Vers mon fantôme clair, avec leurs tristes dates,
Mes désirs ruisselaient et désertaient mon corps.V
Et ce lac grandit, tel qu’une mer sans rivage ;
Et ce globe penché sur l’horizon semblait
Un cœur énorme au loin dardant son vif reflet.
C’était le vaste cœur des peuples d’âge en âge,
Saignant sur cette mer étrange et sans rivage.
Et ce qui s’écoulait de cet astre semblait
Le sang, le propre sang de l’humanité morte ;
Et nous voguions tous deux sur ce flot abhorré.
Mon image brillait plus distincte et plus forte
Et j’y sentais partout mon esprit aspiré.VI
Sous la nappe sans bord de cette pourpre horrible
Le soleil s’éclipsa d’un coup brusque, et le ciel
À sa place creusait son azur solennel,
Par delà le regard, par delà l’invisible.
Et dans l’éther profond, sous cette pourpre horrible,
Des astres inconnus s’enfonçaient dans le ciel,
Toujours, toujours plus loin, au fond de l’insondable.
L’éclair de chacun d’eux m’emplissait comme un son ;
Et tous mes sens, vers l’être à mon reflet semblable,
Abandonnaient mon corps dans un dernier frisson.VII
Comme un épais rideau fait d’un velours rigide,
Montait derrière nous l’ombre du dernier soir ;
Le rouge de la mer se fondait dans le noir ;
Maintenant rien de moi n’allait plus vers mon guide ;
Et sur nous s’élevait comme un rideau rigide
Une éternelle nuit après le dernier soir.
Et là, tout près de moi, ce double de moi-même,
Qui me regardait, plein d’un dédain envieux,
C’était, je le compris, prête à l’adieu suprême,
Mon âme à tout jamais libre sous les grands cieux.VIII
Comme un glaive éclatant hors d’une affreuse gaîne,
Elle était là debout avec son regard clair,
Dont je sentais l’acier pénétrer dans ma chair.
Elle était là visible, et désormais sans chaîne ;
Telle qu’un glaive nu debout près de sa gaîne,
Elle m’enveloppait avec son regard clair.
Et tout me regardait, conscience, pensées,
Esprit, rêves, désirs, joie, espoirs et douleurs,
Qui reprenaient, au glas des souffrances passées,
Leurs formes, leurs parfums, leurs sons et leurs couleurs.IX
Et voilà cette fois qu’une arche de lumière,
Jusqu’au ciel, par-dessus les étoiles, d’un jet,
Près de nous, comme un pont sans limite émergeait,
Un chemin idéal fait d’astres en poussière.
Mon âme alors me dit : « Cette arche de lumière
Qui traverse les cieux révélés d’un seul jet,
Sort du temps, et tout droit vers l’éternité mène.
Boue inerte, matière, ô corps ! Vieux ennemis,
Je vous repousse enfin, geôliers de l’âme humaine ;
Retournez par la mort dans le néant promis ! »X
- « Reste ! Cria le corps, reste près de ton frère !
- Faible et vil compagnon, je t’ai toujours haï.
- N’ai-je pas chaque jour à ton ordre obéi ?
- Tu mens, et ton désir était au mien contraire.
- Reste, je me soumets, prends pitié de ton frère !
- Meurs ! Tu me hais autant que, moi, je t’ai haï.
- Reste ! Je t’aimerai, ton départ m’épouvante.
- Mes remords sont tes fils, seule il m’en faut souffrir.
- Moi, j’ai souffert aussi par toi, sœur décevante.
- L’oubli gît dans la terre où tes os vont pourrir.XI
- « Qui me consolera dans le vide où je sombre ?
- En moi qui versera le repos et la paix ?
- Oh ! Mourir ; ne plus voir le clair soleil jamais !
- Oh ! Revivre, et jamais ne s’endormir dans l’ombre !
- Le froid terrible règne en ce vide où je sombre !
- L’infini qui m’étreint ignore, hélas ! La paix !
- La mort rit et m’attend ! -un ange aussi m’appelle !
- Je maudis ton orgueil ! -et moi, ta lâcheté !
- Ah ! L’horreur du néant crispe ma chair mortelle !
- Et moi, pleine d’horreur, j’entre en l’éternité ! »XII
Un choc intérieur traversa tout mon être.
Tout disparut. Mon corps était resté tout seul,
Et la nuit l’embrassa de son épais linceul,
Nuit telle qu’un vivant n’en peut jamais connaître.
Un frisson glacial courut dans tout mon être,
Et dans un puits sans fond je croyais choir tout seul.
L’angoisse de la chute était l’idée unique
Et nette survivante encore en mon cerveau ;
Puis insensiblement la terreur tyrannique
S’enfuit pour me laisser jouir d’un sens nouveau.XIII
La nuit filtrait en moi, fraîche comme un breuvage ;
Mes pores la buvaient délicieusement ;
Je me sentais bercé par son enivrement ;
Et toujours j’approchais du ténébreux rivage
Où l’ombre dans les corps filtre comme un breuvage.
Le Léthé de la nuit délicieusement
M’imprégnait d’un silence ineffable ; et la vie
Ne comprendra jamais le silence et la nuit
Qui, de plus en plus doux pour la chair asservie,
Montaient comme le jour, croissaient comme le bruit.XIV
Et maintenant au bord de l’Erèbe immobile,
Sous l’oeil démesuré d’un fixe et noir soleil,
Je reposais dissous dans l’éternel sommeil,
Fécondant sans efforts les vaisseaux de l’argile.
Toujours plus obscurcis, dans l’Erèbe immobile
Tombaient les longs rayons d’un fixe et noir soleil ;
Et je comptais sans fin, ainsi que des secondes,
Les siècles un par un tombés des mornes cieux,
Les siècles morts tombés de l’amas des vieux mondes,
Tombés dans le néant noir et silencieux.
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Léon DIERX
Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]
Le poème XIII est totalement faux, les vers ont été changés!
@Remu : c'est-à-dire ?!?
On trouve sur le Net http://luth2.obspm.fr/~luminet/Books/Diercx.html un autre poème de Léon Dierx qui semble compresser les deux dernières strophes, mais c'est peut-être une création d'anthologiste.
J'ai découvert ce poème dans une anthologie(je mettrai le nom plus tard) et avec surprise j'ai lu une totale autre version du poème XIII, bien que les premiers vers soient les mêmes, la différence se trouvant dans les derniers vers.