Le Nazaréen
Quand le Nazaréen, en croix, les mains clouées,
Sentit venir son heure et but le vin amer,
Plein d’angoisse, il cria vers les sourdes nuées,
Et la sueur de sang ruissela de sa chair.Mais dans le ciel muet de l’infâme colline
Nul n’ayant entendu ce lamentable cri,
Comme un dernier sanglot soulevait sa poitrine,
L’homme désespéré courba son front meurtri.Toi qui mourais ainsi dans ces jours implacables,
Plus tremblant mille fois et plus épouvanté,
Ô vivante Vertu ! que les deux misérables
Qui, sans penser à rien, râlaient à ton côté ;Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ?
Ce n’était pas ton corps sur la croix desséché,
La jeunesse et l’amour, ta force et ton génie,
Ni l’empire du siècle à tes mains arraché.Non ! Une voix parlait dans ton rêve, ô Victime !
La voix d’un monde entier, immense désaveu,
Qui te disait : – Descends de ton gibet sublime,
Pâle crucifié, tu n’étais pas un Dieu !Tu n’étais ni le pain céleste, ni l’eau vive !
Inhabile pasteur, ton joug est délié !
Dans nos coeurs épuisés, sans que rien lui survive,
Le Dieu s’est refait homme, et l’homme est oublié !Cadavre suspendu vingt siècles sur nos têtes,
Dans ton sépulcre vide il faut enfin rentrer.
Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ;
L’humanité virile est lasse de pleurer. -Voilà ce que disait, à ton heure suprême,
L’écho des temps futurs, de l’abîme sorti ;
Mais tu sais aujourd’hui ce que vaut ce blasphème ;
Ô fils du charpentier, tu n’avais pas menti !Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;
L’homme peut sans frémir rejeter ta mémoire,
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents ;Tu peux, sur les débris des saintes cathédrales,
Entendre et voir, livide et le front ceint de fleurs,
Se ruer le troupeau des folles saturnales,
Et son rire insulter tes divines douleurs !Car tu sièges auprès de tes Égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu ;
Les âmes, en essaims de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu !Et comme aux jours altiers de la force romaine,
Comme au déclin d’un siècle aveugle et révolté,
Tu n’auras pas menti, tant que la race humaine,
Pleurera dans le temps et dans l’éternité.
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Charles-Marie LECONTE DE LISLE
Charles Marie René Leconte de Lisle, né le 22 octobre 1818 à Saint-Paul dans l’Île Bourbon et mort le 17 juillet 1894 à Voisins, était un poète français. Leconte de Lisle passa son enfance à l’île Bourbon et en Bretagne. En 1845, il se fixa à Paris. Après quelques velléités lors des événements de 1848, il renonça... [Lire la suite]
Il fit sa propre croix, le fils du charpentier,
Lui qui était fait pour citer les écritures,
Parcourir les chemins, guérir les créatures,
Mais de son propre corps il n'a pas eu pitié.
Il en eut pour longtemps sur ce sacré chantier :
Le bois des oliviers est une essence dure.
Il ne savait à qui adresser la facture,
Au père et à l'esprit peut-être, par moitiés.
Construisant le moyen d'entrer dans le néant
Et aussi d'édifier même les mécréants
Par sa résignation et sa douceur parfaites,
Pour faire de l'esclave un homme moins craintif,
Pour réparer le tort du vieil Adam fautif,
Il accepta la mort qu'annonçaient les prophètes.