Le Festin des dieux
J’eus cette vision. Les siècles sans repos
Avaient passé dans l’ombre, ainsi que des troupeaux
Que le berger pensif ramène à leurs étables
À l’heure où, pour calmer nos maux inévitables,
Descend sur nous l’obscur silence de la nuit.
Dans le brillant palais du roi Zeus, reconstruit
Au sommet d’un Olympe idéal et céleste,
Je vis les Dieux. Vainqueurs de cet exil funeste
Que leur avait jadis imposé le Destin,
Ils étaient réunis dans l’immortel festin
Visible seulement pour le regard des sages,
Et l’orgueil du triomphe était sur leurs visages.
Tout ouvert sur le vaste azur mystérieux
Et laissant voir au loin les mondes et les cieux,
Le palais, reconstruit dans sa forme première,
Était fait de splendeur intense et de lumière.
Innombrables, penchant sur lui leurs fronts charmants,
Fixant sur lui d’en haut leurs yeux de diamants,
Les Constellations, les Étoiles-Déesses,
Les Astres-Dieux, laissant voler leurs blondes tresses
De flamme dans l’éther qui n’était plus désert,
Unissaient leurs voix d’or en un tendre concert,
Et, dansant et jouant dans les ondes sonores,
Couraient d’un pas agile en portant des amphores.
Dans le calme océan aérien, vibrant
Comme une lyre dont le doux rhapsode errant
Éveille sous ses doigts les cordes amoureuses,
Se baignaient en riant les âmes bienheureuses.
Sur la table des Dieux que paraient leurs couleurs,
Brillait une forêt rouge de grandes fleurs
Ouvrant avec orgueil pour les apothéoses
Leurs calices d’amour, écarlates et roses.
Sur les plats de rubis et d’or éblouissants,
De beaux fruits merveilleux, sanglants et rougissants,
Où rayonnait la pourpre avec sa frénésie,
Montraient leur duvet clair et leur chair d’ambroisie.
Le vin dormait, vermeil, dans les amphores d’or,
D’où, par milliers, courant en leur agile essor,
Des nymphes aux beaux bras, formant de riants groupes,
Avec des cris charmants le versaient dans les coupes.
Et les Heures au haut du ciel oriental,
Tressant diligemment leurs notes de cristal,
Montaient et descendaient la gamme ardente encore
De l’escalier sonore où s’éveille l’Aurore.
Rattachant à la chaîne auguste chaque anneau
Vivant du souvenir, Théa, Mousa, Hymno
Chantaient. Elles disaient les généalogies
Des Dieux, les saintes Lois domptant les Énergies
Premières, et comment Typhôeus tout en feu
Fut vaincu par le Roi rayonnant du ciel bleu
Qui le précipita dans le large Tartare.
Elles disaient comment du noir Chaos barbare
Put naître l’Harmonie éternelle, et comment
Au firmament les clairs astres de diamant,
Entraînés par la joie amoureuse et physique
Du nombre, sont la Lyre immense et la Musique
Sans fin ! Les Immortels les écoutaient, ravis,
En savourant le vin vermeil, et je les vis !
Je vis Zeus que le Mal en sa haine déteste,
Zeus ayant sur le front la lumière céleste !
Je vis les Rois-Soleils, les gloires de l’azur :
Héraklès radieux, vainqueur du monstre impur,
Le beau Dionysos, dont le regard essuie
Les cieux et fait tomber la bienfaisante pluie
Qui s’élance, flot d’or, dans les pores ouverts
De notre terre, et fait gonfler les bourgeons verts ;
Hypérion, qui fait planer sur nos désastres
Le mouvement toujours mélodieux des astres,
Et celui que Dèlos révère, Apollon-Roi,
Le clair témoin, l’archer qui lance au loin l’effroi,
Et qui donne à la terre, où son regard flamboie,
Les chansons et l’orgueil des blés d’or et la joie.
Puis je vis Hermès, qui, sur le mont déjà noir,
Vole avec art les gais troupeaux roses du soir ;
Puis Héphaistos, qui sait, ingénieux artiste,
Sertir la chrysolithe en flamme et l’améthyste ;
Puis Arès effrayant, pour la Justice armé,
Qui sans repos s’élance au combat enflammé,
Arès au cœur d’airain qui combat pour la Règle,
Et dont le casque noir a les ailes d’un aigle.
Eux et mille autres Dieux armés, beaux, rayonnants,
Fils des Titans, guerriers au haut des cieux tonnants,
Je les vis, et près d’eux, sereines dans leurs belles
Demeures, je vis les Déesses immortelles !
Je vis Héré ; je vis, portant sur son manteau
Les plaines, Déméter ; puis Koré, puis Lèto,
Puis Athéné dont l’œil bleu, brillant de courage,
Ressemble à la clarté du ciel après l’orage ;
La belle Dioné, Thétis, puis Artémis,
La Reine au fuseau d’or, plus blanche que les lys
Et que l’Œta couvert de neige et que les cygnes,
Qui parcourt sur son char Claros féconde en vignes
Et la fertile Imbros ; puis encor des milliers
D’autres Déesses, qui sur les bleus escaliers
Triomphaient. Leurs beaux fronts parfois touchaient aux frises
Du grand palais d’azur, et je les vis, assises
Dans leur gloire sur leurs trônes d’or, ou debout,
Reines de clarté, dans la clarté. Mais surtout
Je la vis, celle dont la mer avec ses îles
Riantes réfléchit les doux regards mobiles,
Celle dont la prunelle est noire, et dont le corps
Harmonieux, rhythmé comme les purs accords
Des sphères, de clartés tremblantes s’illumine,
L’auguste Aphroditè, reine de Salamine !
Grande et svelte, et naïve en son charme enfantin,
Et portant sur son front la splendeur du matin,
Ses lourds cheveux riants, dont la Nuit s’épouvante,
Étaient comme la mer de feux éblouissante.
Son corps, nu, vigoureux, comme un grand lys éclos,
S’élançait adorable et poli sous les flots
De cette toison folle, et, triomphant sans vaines
Entraves, ses beaux seins aigus montraient leurs veines
D’un pâle azur et leurs boutons de rose ardents.
Ses cils courbés faisaient une ombre d’or. Ses dents
Ressemblaient à la neige où le soleil se pose,
Et ses lèvres de rose étaient comme une rose.
Ces lèvres, je les vis tout à coup s’entr’ouvrir
Comme une fleur au cœur brûlant qui va fleurir ;
Penchant son cou rosé, la reine de Cythère
Délicieusement regarda vers la terre.
Ses yeux humides, noirs, mystérieux, où luit
Notre désir, étaient plus profonds que la nuit,
Et, secouant ses lourds cheveux épars aux fines
Lueurs d’or, elle dit ces paroles divines :
Homme ! ce n’était pas assez d’être pareils
À toi ! nous les grands Dieux qui tenons les soleils
Dans nos mains, et, Rois faits de lumière et de flamme,
D’avoir tes yeux, ton front, ton visage et ton âme !
Ce n’était pas assez d’être pareils à toi
Par le rhythme ailé, par le chant qui t’a fait roi,
Par l’orgueil de la pourpre en feu, par le délire
Du glaive, par la joie immense de la Lyre,
Par les fureurs d’Éros, jaloux de nos autels,
Qui triompha d’unir à des hommes mortels
Les Déesses des cieux à leur sang infidèles,
Et de même d’unir à des femmes mortelles
Les Dieux, de qui naissaient alors, jouet du sort,
Des enfants beaux et fiers, mais sujets à la mort.
Non ! tu voulus aussi nous voir mourir nous-mêmes !
Car tu gémis sur tes destins, et tu blasphèmes
Amèrement tes Dieux, s’ils n’ont suivi tes pas
Dans la nuit, et subi comme toi le trépas.
Donc, chassés par ta haine, et pour que tu nous pleures
Dans ton cœur, nous avons fui nos belles demeures
Pour l’exil ; nous avons, loin de nos clairs palais,
Subi l’affreuse mort, puisque tu le voulais !
Et, nous ta vertu, nous ton délice et ta gloire,
Emportés loin des cieux jaloux par l’aile noire
De l’orage, fuyant dans la brume des soirs,
Fantômes éperdus qu’en leurs longs désespoirs
Suivaient sinistrement l’insulte et les huées,
Nous flottions, errants, dans le frisson des nuées
Et des fleuves, dans les forêts et sur les monts
Sourcilleux ; les méchants nous appelaient démons,
Et, frappés comme nous de ta haine si lourde,
Le ciel était aveugle et la terre était sourde.
Mais, sois béni ! voici qu’en des âges plus doux
Les poètes nouveaux ont eu pitié de nous !
Tout est ressuscité dans l’aurore vermeille,
Et la sainte Louange avec nous se réveille.
Vois, le ciel est vivant, les astres sont vivants ;
Une ode ivre de joie éclate aux quatre vents.
Partout, dans le flot clair et sur l’âpre colline,
Brille, nue en sa fleur, la beauté féminine ;
Les fleuves, tout emplis de rires ingénus,
Se soulèvent, charmés, sous les jeunes seins nus
Qu’on voit fuir et glisser vers les grottes obscures ;
Chevelures d’azur et vertes chevelures,
Les ondes, les rameaux frémissent de plaisir.
Tu ris à l’univers que tu vas ressaisir !
Oui, c’est pour toi que les étoiles resplendissent ;
Devant tes yeux charmés des chœurs dansants bondissent ;
Tu revois dans l’eau vive et dans l’air agité
Mille reflets divers de ta divinité,
Et tu n’es plus seul ! dans nos palais grandioses
L’échelle des héros et des apothéoses
Qui joint la terre au ciel pour tes yeux éclairci,
Se relève, sublime escalier d’or. Ainsi
Les Dieux et l’Homme et la Nature au flanc sonore
Sont comme une famille immense qui s’adore ;
Et dans ce grand festin de la terre et des cieux
Tandis que nous buvons le vin délicieux
Et la force de vie intense qu’il recèle
À la félicité de l’âme universelle,
Enivrés comme toi de sons et de rayons
Dans l’immuable azur, Homme, nous te voyons,
Revêtu de nouveau de ta force première,
Puissant Génie ailé, monter vers la lumière !
C’est ainsi que parla vers l’avenir naissant
La grande Aphroditè, caressante et laissant
Courir sur son dos sa chevelure embaumée,
Et les Sphères, suivant leur route accoutumée,
Regardaient ses yeux noirs, carquois inépuisés,
Avec des tremblements et des bruits de baisers.
Goûtant les mets divins après de si longs jeûnes,
Les grands Dieux se penchaient vers moi, bienveillants, jeunes,
Régénérés, heureux d’avoir, grâce à l’effort
Des poètes, vaincu les horreurs de la mort,
Et le joyeux titan Amour, levant sa coupe
Que rougit le nectar, vers les Charites, groupe
Adorable, naguère encor du ciel banni,
Disait : Que l’Homme soit béni ! que l’Infini
Peuplé d’Astres-amants pour lui n’ait plus de voiles !
Et j’entendis le chant merveilleux des Étoiles.Septembre 1866.
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Théodore de BANVILLE
Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du... [Lire la suite]
Festin du garonnosaure
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D’abord l’apéritif, un verre de vin vieux,
Un Pessac-Léognan dont son âme est ravie ;
Une fois que sa soif est vraiment assouvie,
Il emplit son assiette, et rassasie ses yeux.
Un tel monstre n’est pas à l’image de Dieu,
Jamais par ses pareils la messe n’est servie ;
Apprendre une prière, il n’en a pas envie,
C’est un être vulgaire, un sonnet lui plaît mieux.
Qu’on bénisse les plats, ça n’en vaut pas la peine,
Ce n’est qu’une lubie des cervelles humaines ;
La table est consacrée par l’éclat d’un beau jour.
En épilogue vient un clair alcool de poire ;
Qu’importent les honneurs et qu’importe la gloire,
Qu’importe la grandeur, et qu’importe l’amour ?
Anticyclone
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Sous le ciel d'azur
C'est la reine de la plage
Qui bronze au printemps.
Manoir vide
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La demeure est à l'abandon,
C'est ce gredin de Cupidon
Qui l'avait emplie de discorde,
Accordons-lui notre pardon.