Le Défilé
Dans le faubourg planté d’arbustes rabougris,
Où le pâle chardon pousse au bord des murs gris,
Sur le trottoir pavé que limitent des bornes,
Lentement, en grand deuil tous deux, tristes et mornes,
Et vers le couchant d’or d’un juillet étouffant,
Vont ensemble une mère et son petit enfant.
La mère est jeune encore, elle est pauvre, elle est veuve.
Résignée, et pourtant droite encor sous l’épreuve,
Elle songe sans doute au sombre lendemain ;
Et le petit garçon qu’elle tient par la main
A déjà dans ses yeux agrandis par les jeûnes
L’air grave des enfants qui s’étonnent trop jeunes.Ils marchent, regardant le coucher du soleil.
Mais voici que, parmi le triomphe vermeil
Des nuages de pourpre aux franges d’écarlate,
Là-bas, soudaine et fière, une fanfare éclate ;
Et, poussant devant eux clairons et timbaliers,
Apparaissent au loin les premiers cavaliers
D’un pompeux régiment qui vient de la parade.
Des escadrons ! mais c’est comme une mascarade.
Les enfants et le peuple, hélas ! enfant aussi,
S’arrêtent en chemin pour les voir. Or ceux-ci
Sont très beaux ; et le fils de la veuve regarde.
Lui qui vécut dans les murs froids d’une mansarde,
Il n’a jamais rien vu de tel. Il est hagard ;
Et sa mère lui dit, bénissant ce hasard,
Et distraite, elle aussi, de ses rêves austères :« Restons là. Nous verrons passer les militaires. »
Ils s’arrêtent tous deux ; et le beau régiment,
Sombre et pesant d’orgueil, défile fièrement.
Ce sont des cuirassiers ; ils vont, musique en tête,
Répandant à l’entour comme un bruit de tempête.
Les casques sont polis ainsi que des miroirs ;
Les sabres sont tirés. Tous les chevaux sont noirs ;
Ils ont la flamme aux yeux et le sang aux narines.
― Les cuirasses d’acier qui bombent les poitrines
Jettent à chaque pas des éclairs aveuglants ;
Et les lourds escadrons, impassibles et lents,
Se succèdent, au pas, allant de gauche à droite,
Avec leurs officiers dans la distance étroite,
Si bien que le passant, sur la route arrêté,
Cependant qu’il peut voir s’éloigner d’un côté
Des croupes de chevaux et des dos de cuirasses,
Voit de l’autre, marchant de tout près sur leurs traces,
S’avancer, alignés comme par deux niveaux,
Des casques de soldats et des fronts de chevaux.
Et ce spectacle est plus sublime et plus farouche
Dans la rouge splendeur du soleil qui se couche.Mais, l’œil tout ébloui des ors et des aciers,
L’enfant cherche surtout à voir ces officiers
Qui brandissent, tournés à demi sur la selle,
Leur sabre dont la lame au soleil étincelle,
Et sont gantés de blanc ainsi que pour le bal,
Et commandent, tandis que leur fougueux cheval,
Se rappelant sans doute une ancienne victoire,
Secoue avec orgueil son mors dans sa mâchoire.
Et plus que tous ceux-là l’enfant admire encor
Le plus jeune, qui n’a qu’une aiguillette d’or
Et marche dans les rangs ainsi qu’une recrue,
Mais qui semble toujours à la foule accourue
Le plus heureux, le plus superbe et le plus beau,
Car il porte les plis somptueux du drapeau.Le régiment défile, et l’enfant s’extasie.
Craintif et se tenant à la jupe saisie
De sa mère, il admire, avide et stupéfait,
Et tremble. Mais alors celle-ci, qui rêvait,
Le regarde, et soudain elle devient peureuse.
La pauvre femme, qui naguère était heureuse
Que pour son fils ce beau régiment paradât,
Craint maintenant qu’il veuille un jour être soldat ;
Et même, bien avant que ce soupçon s’achève,
Son esprit a conçu l’épouvantable rêve
D’un noir champ de bataille où dans les blés versés,
Sous la lune sinistre, on voit quelques blessés,
Qui, mouillés par le sang et la rosée amère,
Se traînent sur leurs mains en appelant leur mère,
Puis qui s’accoudent, puis qui retombent enfin ;
Et, seuls debout alors, des chevaux ayant faim
Qui, baissant vers le sol leurs longs museaux avides,
Broutent le gazon noir entre les morts livides !Elle entraîne son fils ; elle a le cœur glacé.
Et, bien que le brillant régiment soit passé
Et qu’au coin du faubourg tourne l’arrière-garde,
L’enfant se plaint tout bas, et résiste, et regarde
Son rêve qui s’enfuit, espérant voir encor
Là-bas, dans la poussière, une étincelle d’or,
Et détestant déjà les amis et les mères
Qui nous tirent loin des dangers et des chimères.
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François COPPÉE
François Édouard Joachim Coppée, né le 26 janvier 1842 à Paris où il est mort le 23 mai 1908, est un poète, dramaturge et romancier français. Coppée fut le poète populaire et sentimental de Paris et de ses faubourgs, des tableaux de rue intimistes du monde des humbles. Poète du souvenir d’une première rencontre... [Lire la suite]
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