La Révélation De Jubal
À mon ami Émile Bellier.
I
Hommes des jours tardifs en germe dans le temps !
Sous l’amoncellement des siècles, dont l’écume
Vous rongera plus tard aux froideurs de la brume
Où vont s’évanouir les peuples haletants,
Ô vous, qui trouverez ceci ! Races futures !
Hommes des jours lointains, mais promis aux tortures
Anciennes ! ô mortels ! ô martyrs comme nous
Du mal de vivre accru par l’amas des années !
Vous tous qui, las aussi de plier les genoux,
Traînerez au hasard vos lentes destinées,
Mais non plus rayonnants de notre jeune orgueil !
Quand ce long avenir qui roule dans mon oeil
S’effacera pour vous dans le confus mirage
Du passé radieux, fils d’Adam, fils du mal,
Écoutez ! -car voici, dans le premier naufrage
Du monde, ce que seul j’aurai su, moi, Jubal !II
Moi, Jubal, le dernier de ceux qui par les villes,
Fiers et tristes, en proie aux rires envieux,
Sur la harpe chantaient la valeur des aïeux ;
Qui dans l’abjection des multitudes viles,
Comme un fleuve sonore épanchant leur mépris,
Se renvoyaient l’écho des hymnes désappris.
Moi, maudit avec eux par la foule en ce monde,
Et pour avoir vécu, dans l’autre plus maudit,
Comme vous, héritiers d’une race féconde,
Espoir du vaisseau lâche à nous tous interdit ;
Moi, le dernier chanteur, moi, le dernier prophète
Des premiers temps, qui vais mourir là, sur le faîte,
De l’Ararat, seul pic oublié par les eaux ;
À vous, hommes des jours qui sont encore en rêve,
Par delà les fumiers où pourriront mes os,
Je parle ; écoutez-moi, race d’Adam et d’ève !III
Race d’Adam et d’Eve ! Ici, sur ce roc noir,
J’ai vu le dernier flux, la dernière rafale,
Offrant ensemble à Dieu leur clameur triomphale,
Étouffer dans les tours d’un rapide entonnoir
Le dernier des vivants qui fuyaient le déluge.
Mais je ne cherchais pas sur ce cap un refuge
Contre l’irrévocable arrêt du créateur ;
Non, je n’étais venu si haut, je le proclame,
Que pour mieux admirer, tranquille spectateur,
La rage débordante et sans fin de la lame,
Vers les œuvres de l’homme et l’éclat des cités
Plus large s’étalant sur leurs iniquités.
Tout embrasser, tout voir, telle était mon envie,
Avant de prévenir mon destin, d’un seul coup.
Dans son inepte essor je connaissais la vie ;
J’en avais écarté mes yeux lourds de dégoût.IV
Lourds de dégoût, mes yeux promenaient sur la terre
Le terne désespoir du cercle parcouru.
Les hôtes de mon cœur avaient tous disparu,
Desséchés sur le seuil au souffle délétère
Qui corrompait partout les esprits hasardeux ;
Dans ses temples bondés le mal était hideux ;
Il restait la grandeur d’attendre sans prière.
Donc, sitôt que l’azur, le jour étant venu,
Comme un oeil refermant son immense paupière,
Se voila d’un rideau jusqu’à nous inconnu ;
Sitôt que celui-là qui nous créa sans pactes,
Rompit les réservoirs des sombres cataractes,
Comprenant qu’il voulait noyer tout l’univers,
J’ai gravi devant l’eau la montagne sublime,
Et victime en extase, et jusqu’au bout pervers,
Je regardai rentrer les choses dans l’abîme.V
Dans l’abîme à la fin, pêle-mêle et bien mort,
Gisait l’amas impur des races primitives.
Les torrents épuisés des vengeances hâtives
S’apaisaient, n’ayant plus de récif ni de bord.
Je ne voyais plus rien de mon observatoire,
Rien que la vaste mer et sa funèbre gloire,
Où les courts traits de feux aussitôt s’éteignaient.
Je n’apercevais plus ni murs, ni tours, ni dômes,
Ni temples de porphyre et de marbre, où régnaient
Les idoles, soutien des tragiques royaumes.
Sur les monts les géants qui s’appelaient entre eux,
Nulle part n’agitaient dehors leurs crins affreux ;
Aux lueurs de la foudre, effrayants, dans les nues
Ils ne souffletaient plus l’orage avec leurs bras ;
Aucun râle coupé sous leurs mamelles nues
Ne grondait. Ils flottaient insensibles, là-bas.VI
Insensibles, là-bas, dans les varechs énormes,
Avec les éléphants pareils à des îlots,
Avec les monstrueux reptiles, sur les flots
Ils surnageaient roidis, confondus et difformes.
Et les fils de la femme, innombrables, jadis
À l’image de Dieu rêvés au paradis,
Au milieu de la bave et des débris du monde,
Entre-choquant sans bruit tous leurs cadavres mous,
Parmi tous ces rebuts étaient le plus immonde.
Ils tournoyaient au gré d’impétueux remous,
Ces rois, ces prêtres fiers, maintenant formes vaines,
Et le prodigieux gonflement de leurs veines
Était terrible à voir aux clartés de l’éclair.
Mais rien n’y subsistait, nul sanglot, nul blasphème.
Soudain, le vent se tut ; sur l’océan, dans l’air,
Un lugubre silence emplit la voûte blême.VII
La voûte blême et fixe en son opacité,
Irradiant vers moi comme vers une cible,
M’étreignit tout entier d’une horreur indicible.
Oh ! Qu’étaient le fracas et la férocité
Des vagues à l’assaut des remparts tutélaires,
Et la continuelle averse, et les colères
De la foudre, et les cris des faibles ou des forts,
Devant l’épouvantable effroi de ce silence
Où planait l’écœurante exhalaison des morts ?
La honte dans mon crâne entra comme une lance
De ne sentir ici que pour moi seul clément
L’universel niveau du fatal élément ;
Toute la vision des quarante journées
M’ébranla comme eût fait un vertige odieux ;
Le ciel de plomb, mon âme et les eaux déchaînées
Tournèrent sur ma tête, et je fermai les yeux.VIII
Fermant les yeux, j’allais dans la nappe livide
M’élancer vers le sort qui seul me refusait,
Quand j’entendis quelqu’un qui de très haut disait :
« Jusqu’au plafond du ciel la mer remplit le vide ;
Ce qui fut l’homme est à jamais enseveli ;
Et maintenant, seigneur, ton ordre est accompli ! »
Et je vis un grand trou d’azur, large prunelle
Ouverte sur la nuit où la voix se perdait ;
Et par cette embrasure où s’appuyait son aile,
Un ange qui passait la tête et regardait ;
Et sa main sur les eaux étendit une palme.
Alors, au même instant, vers ce messager calme,
Derrière moi courut avec son sifflement,
Un triple éclat de rire, effroyable dans l’ombre,
Plein de haine et de joie, et tel, qu’horriblement
S’ouvrirent les yeux blancs de tous les morts sans nombre.IX
Sans nombre, tous les morts, sur la mer accoudés,
Les cheveux hérissés de terreur, écoutèrent.
Les rideaux de la nuit près de moi s’écartèrent,
Et je vis, le front pâle, et les yeux corrodés
Par l’infinie angoisse et l’incurable haine,
Un être qui dressait sa taille surhumaine.
Debout, sur le sommet du monde, au plus profond
Du brouillard il fouilla d’un regard dur et rouge ;
Et, sinistre, il cria sous le ciel bas et rond :
« Ah ! Tout est donc fini, mon maître ! Et rien ne bouge !
Et rien ne revivra, puisque Dieu se repent !
Le conseil était bon de l’antique serpent,
Et je triomphe enfin ! Sur les muets désastres
De ta création, et sur sa vanité,
Je relève la face et je rapporte aux astres
Mon foudroiement plus beau que ta stupidité !X
Par ton stupide essai ma défaite est vengée,
Puisqu’il s’anéantit, le travail de six jours ;
Avec ses dieux, avec ses palais, ses amours,
Puisque la race humaine est maintenant plongée
Sous ta propre fureur, sans possibles abris,
Moi debout, je contemple, et consolé, je ris.
Tu te repens ; et moi, je ris ! Et l’ombre noire
Où je pousse du pied tes splendeurs d’un moment,
Retentira toujours sous ton ciel dérisoire
Du formidable éclat de mon ricanement ! »
- L’ange avait écouté dans les plis du nuage ;
Une pitié candide altéra son visage ;
Mais au loin, de son doigt d’où jaillit un rayon,
Lui désignant un point comme une tour en marche :
« Regarde ! lui dit-il, et vois à l’horizon
L’avenir reconquis s’avancer dans cette arche ! »XI
- Vers cette arche Satan rugit. Et dans sa voix
Tout un tonnerre alors de hautaine pensée,
De défis impuissants, de rancune amassée,
S’échappa de son sein prophétique, à la fois.
« Puisque tu te repens aussi de ta justice,
Et qu’un monde nouveau, pour qu’il croisse et grandisse,
Émerge, arsenal plein des formes du péché ;
Puisque tu redeviens, destructeur de ton œuvre,
Sur ton œuvre déjà l’artisan repenché,
Et qu’un plus vaste essaim, promis à la couleuvre
Du mal indestructible, est dans ce creux berceau !
Puisque tout va renaître avec le vermisseau
Que l’aïeul a marqué par sa première tache ;
C’est bien ! Je recommence un combat sans merci,
Et mon ardeur redouble et partout se rattache,
Puisque tout va revivre et blasphémer ici !XII
« Ici tout va revivre et blasphémer encore !
Moi, l’esprit prescient, l’archange inassouvi,
Qui ne puis ni ne veux aimer, je suis ravi,
Maître, par l’avenir de la nouvelle aurore.
Bien autrement vengé, je retourne à l’enfer !
Le mal industrieux, par la flamme et le fer,
Par l’envie, et par l’or, et par l’amour qui brûle,
Dans un bourbier plus grand demain rejettera
Tous les peuples éclos de cet œuf ridicule.
Un air maudit toujours sur eux tous pèsera.
Leur instinct, c’est le vice ou le meurtre ; et toi-même
Tu vas refaire aux cieux flamboyer l’anathème
Sur l’importun concert de leurs corruptions.
C’est une impureté, mon maître, qu’un nom d’homme !
Et le nouvel arrêt des malédictions
S’allumera bientôt sur Gomorrhe et Sodome.XIII
« Dans Sodome et Gomorrhe en flamme, après Babel,
J’entends vociférer sous le courroux céleste ;
Et le viol, la folie, et la guerre, et la peste,
Attesteront partout le frère aîné d’Abel
Toujours jeune et toujours puni par Dieu qui passe.
Le sol va reverdir et parfumer l’espace
De ses vertes senteurs comme au premier matin ;
Le sol va refleurir sous tes brillants fluides,
Ô soleil ! Mais aussi, pour mon but clandestin,
L’homme aux sens dévorés de passions sordides,
Par-dessus les déserts de l’Ararat vermeil
Te renverra l’odeur des charniers, ô soleil !
Et tous les fils d’Abram, plus nombreux dans le crime,
Plus aveuglés au cours de chaque âge sanglant,
Vers mon avide empire, en un plus sûr abîme
Engloutis, vomiront leurs âmes en hurlant !XIV
« Les hommes en hurlant, dans mes fosses cachées,
Sauf quelques-uns, ô père éperdu sous l’affront !
D’heure en heure, de siècle en siècle, tomberont
Par files, par troupeaux, par grappes, par brochées.
Alors, las à la fin de brandir nuit et jour
Sur eux et sur l’idole adorée à son tour,
Épouvantail vieilli, l’effroi nu de ton glaive,
Tu voudras, sous l’aspect de l’un d’eux incarné,
Leur révéler toi-même une part de ton rêve.
Mais, contre le passant divin plus acharné,
Ton peuple raillera le poteau du calvaire ;
Et le doux rédempteur, pleurant sa larme amère,
Mourra désespéré sur sa croix, n’ayant fait
Que rendre désormais les hommes plus coupables.
Le mal ira toujours sur la terre, en effet,
Aiguisant d’autant plus ses griffes innombrables.XV
« Innombrables, au fond des esprits ou des cœurs,
Par mille trous nouveaux il glissera ses griffes ;
Et tes propres croyants conduits par leurs pontifes,
Plus louches au massacre ou plus fous de terreurs,
Se tordront plus courbés sous le faix de leurs âmes.
Pour en finir avec les hommes et les femmes
Dont le gémissement s’allonge sous tes lois,
Peut-être un jour, après des millions d’années,
Tu diras : « Que la nuit se fasse ! » et cette fois,
Dans la flamme ou dans l’eau, pour jamais condamnées,
Les générations périront sans appel.
Mais le chemin, ô maître ! Est ardu de ton ciel.
Peu d’élus près de toi siégeront sous leurs nimbes,
Tandis que mes états seront pleins jusqu’aux bords ;
Et l’éternel sanglot des enfers et des limbes,
Montant vers toi, sera ton éternel remords ! »XVI
- Son éternel remords ! à ce jaloux augure
L’ange a-t-il répondu ? Je ne sais. Dans la nuit
Un coup d’aile fouetta les airs avec grand bruit,
Et dans les flots le vent de l’immense envergure
Me lança. Pour mourir j’y fis de vains efforts.
La mer ici toujours a refoulé mon corps ;
Et toujours mon stylet contre ma chair s’arrête.
Abandonné, depuis bien des soleils j’attends,
Sur les étroits revers de cette sombre arête.
Pour vous, hommes des jours qui sortiront du temps,
Ô frères douloureux des époques futures,
Moi, Jubal, qui savais les sciences obscures,
J’ai gravé ces mots-là que j’ai seul entendus,
Sur les seize parois de ce pic hors de l’onde ;
Plus tard, si leurs secrets ne sont alors perdus,
Si jamais l’un de vous les trouve, qu’il réponde !
Poème préféré des membres
Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.
Léon DIERX
Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]
Commentaires
Aucun commentaire
Rédiger un commentaire