La Peau de bête
Sous le premier péché courbant son front maudit,
Adam, sur qui pesait la main toute-puissante,
Avec Ève, à son bras défaite et languissante,
S’éloignait à pas lents du Jardin interdit.Le jour allait finir ; à l’horizon livide
L’oeil rouge du soleil palpitait dans du sang.
Les ombres s’allongeaient dans le soir menaçant,
Et la terre était nue, et le ciel était vide.Muets, ils s’avançaient, songeant aux clairs matins
Où, sans honte, vêtus d’innocence première,
Ils allaient devant Dieu, purs comme la lumière,
Un voile d’or posé sur leurs yeux enfantins.Parfois, reprise encor de quelque espoir étrange,
Ève tournait la tête et frissonnait de voir,
Plus terrible déjà dans les ombres du soir,
Briller, là-bas, l’épée ardente de l’archange.Le soleil moribond, dans un suprême effort,
Illuminant le ciel de clartés effrayantes,
Éclaira jusqu’au fond leurs prunelles béantes…
Et la nuit descendit sur eux comme la mort.Alors leur âme en deuil fut deux fois solitaire ;
Et s’étreignant d’un morne et funèbre baiser,
Ils sentirent leurs coeurs d’argile se briser,
Et dans leurs yeux monter l’eau triste de la terre.Ève pleurait tout bas sous ses longs cheveux roux ;
Puis, femme et ne pouvant comprendre la justice,
Elle tordit les bras, et d’une âme au supplice,
Cria : » Pitié, Seigneur ! » et se mit à genoux…Mais rien ne répondit au fond du grand ciel sombre.
Et voici que le vent se leva vers le nord,
Et posant sur sa chair nue un baiser qui mord,
Fit soudain grelotter ses épaules dans l’ombre.Debout et frémissant, sur sa poitrine en feu
Adam l’enlaça toute avec son bras farouche,
Et lui chauffa la chair au souffle de sa bouche,
Comme s’il la voulait défendre contre Dieu.Auprès d’eux tout à coup, frissonnante et plaintive,
Au fond du taillis noir une brebis bêla.
Adam la vit, bondit sur elle et l’étrangla,
Et des ongles, des dents l’écorcha toute vive !Le sang horriblement ruisselait sur ses doigts,
Rouge et brûlant encor d’une vie irritée ;
Alors, jetant la peau sur Ève épouvantée,
Il l’entraîna, tremblante à son poing, dans les bois…Ils allaient, la terreur creusait leurs faces blanches ;
Ils allaient, la sueur au front, les pieds plus lourds,
Courant toujours et fous de peur de voir toujours
La lune en sang courir derrière eux dans les branches !Cependant, sur leurs pas, l’odeur de la toison
Éveillait la fureur des bêtes carnassières ;
Et, jailli des halliers, des taillis, des clairières,
Leur fourmillement fauve emplissait l’horizon…Ainsi longtemps, longtemps, par les forêts obscures,
Ils allèrent, l’horreur attachée à leurs flancs ;
Et la peau de la bête, à ses âcres relents,
Allumait dans leurs os le feu noir des luxures ;Et, comme devant eux s’ouvrait un souterrain,
Là, se ruant dans l’ombre ainsi qu’à la curée,
Ils gorgèrent d’amour leur chair désespérée !
Et c’est cette nuit-là que fut conçu Caïn.
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Albert SAMAIN
Albert Samain, né à Lille le 3 avril 1858, mort à Magny-les-Hameaux le 18 août 1900, est un poète symboliste français. Son père étant décédé alors qu’il n’avait que 14 ans, il dut interrompre ses études pour gagner sa vie et devint employé de commerce. Vers 1880, il fut envoyé à Paris, où il décida de rester.... [Lire la suite]
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