La Mort dans la vie – Chapitre 8
Ainsi parla don Juan, et sous la froide voûte,
Las, mais voulant aller jusqu’au bout de la route,
Je repris mon chemin.
Enfin je débouchai dans une plaine morne
Qu’un ciel en feu fermait à l’horizon sans borne,
D’un cercle de carmin.Le sol de cette plaine était d’un blanc d’ivoire,
Un fleuve la coupait comme un ruban de moire
Du rouge le plus vif.
Tout était ras ; ni bois, ni clocher, ni tourelle,
Et le vent ennuyé la balayait de l’aile
Avec un ton plaintif.J’imaginai d’abord que cette étrange teinte,
Cette couleur de sang dont cette onde était peinte,
N’était qu’un vain reflet ;
Que la craie et le tuf formaient ce blanc d’ivoire,
Mais je vis que c’était (me penchant pour y boire)
Du vrai sang qui coulait.Je vis que d’os blanchis la terre était couverte,
Froide neige de morts, où nulle plante verte,
Nulle fleur ne germait ;
Que ce sol n’était fait que de poussière d’homme,
Et qu’un peuple à remplir Thèbes, Palmyre et Rome
Était là qui dormait.Une ombre, dos voûté, front penché, dans la brise
Passa. C’était bien LUI, la redingote grise
Et le petit chapeau.
Un aigle d’or planait sur sa tête sacrée,
Cherchant, pour s’y poser, inquiète effarée,
Un bâton de drapeau.Les squelettes tâchaient de rajuster leurs têtes,
Le spectre du tambour agitait ses baguettes
A son pas souverain ;
Une immense clameur volait sur son passage,
Et cent mille canons lui chantaient dans l’orage
Leur fanfare d’airain.Lui ne paraissait pas entendre ce tumulte,
Et, comme un Dieu de marbre, insensible à son culte,
Marchait silencieux ;
Quelquefois seulement, comme à la dérobée,
Pour retrouver au ciel son étoile tombée
Il relevait les yeuxMais le ciel empourpré d’un reflet d’incendie,
N’avait pas une étoile, et la flamme agrandie
Montait, montait toujours.
Alors, plus pâle encor qu’aux jours de Sainte-Hélène,
Il refermait ses bras sur sa poitrine pleine
De gémissements sourds.Quand il fut devant nous : Grand empereur, lui dis-je,
Ce mot mystérieux que mon destin m’oblige
A chercher ici-bas,
Ce mot perdu que Faust demandait à son livre,
Et don Juan à l’amour, pour mourir ou pour vivre,
Ne le sauriez-vous pas ?O malheureux enfant ! dit l’ombre impériale,
Retourne-t’en là-haut, la bise est glaciale
Et je suis tout transi.
Tu ne trouverais pas, sur la route, d’auberge
Où réchauffer tes pieds, car la mort seule héberge
Ceux qui passent ici.Regarde… C’en est fait. L’étoile est éclipsée,
Un sang noir pleut du flanc de mon aigle blessée
Au milieu de son vol.
Avec les blancs flocons de la neige éternelle,
Du haut du ciel obscur, les plumes de son aile
Descendent sur le sol.Hélas ! je ne saurais contenter ton envie ;
J’ai vainement cherché le mot de cette vie,
Comme Faust et don Juan,
Je ne sais rien de plus, qu’au jour de ma naissance,
Et pourtant je faisais dans ma toute-puissance,
Le calme et l’ouragan.Pourtant l’on me nommait par excellence, L’HOMME :
L’on portait devant moi l’aigle et les faisceaux, comme
Aux vieux Césars romains :
Pourtant j’avais dix rois pour me tenir ma robe,
J’étais un Charlemagne emprisonnant le globe
Dans une de mes mains.Je n’ai rien vu de plus du haut de la colonne
Où ma gloire, arc-en-ciel tricolore, rayonne
Que vous autres d’en bas.
En vain de mon talon j’éperonnais le monde,
Toujours le bruit des camps et du canon qui gronde,
Des assauts, des combats.Toujours des plats d’argent avec des clefs de villes,
Un concert de clairons et de hurrahs serviles,
Des lauriers, des discours ;
Un ciel noir, dont la pluie était de la mitraille,
Des morts à saluer sur tout champ de bataille.
Ainsi passaient mes jours.Que ton doux nom de miel, Laetitia ma mère,
Mentait cruellement à ma fortune amère !
Que j’étais malheureux !
Je promenais partout ma peine vagabonde,
J’avais rêvé l’empire, et la boule du monde
Dans ma main sonnait creux.Ah ! le sort des bergers, et le hêtre où Tytire
Dans la chaleur du jour à l’écart se retire
Et chante Amaryllis,
Le grelot qui résonne et le troupeau qui bêle,
Le lait pur ruisselant d’une blanche mamelle
Entre des doigts de lys !Le parfum du foin vert et l’odeur de l’étable,
Le pain bis des pasteurs, quelques noix sur la table,
Une écuelle de bois ;
Une flûte à sept trous jointe avec de la cire,
Et six chèvres, voilà tout ce que je désire,
Moi, le vainqueur des rois.Une peau de mouton couvrira mes épaules,
Galathée en riant s’enfuira sous les saules
Et je l’y poursuivrai :
Mes vers seront plus doux que la douce ambroisie,
Et Daphnis deviendra pâle de jalousie
Aux airs que je jouerai.Ah ! je veux m’en aller de mon île de Corse,
Par le bois dont la chèvre en passant mord l’écorce,
Par le ravin profond,
Le long du sentier creux où chante la cigale,
Suivre nonchalamment en sa marche inégale
Mon troupeau vagabond.Le Sphinx est sans pitié pour quiconque se trompe,
Imprudent, tu veux donc qu’il t’égorge et te pompe
Le pur sang de ton cœur ;
Le seul qui devina cette énigme funeste
Tua Laïus son père et commit un inceste :
Triste prix du vainqueur !
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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