La belle Véronique
Ce fut un beau souper, ruisselant de surprises.
Les rôtis, cuits à point, n’arrivèrent pas froids ;
Par ce beau soir d’hiver, on avait des cerises
Et du johannisberg, ainsi que chez les rois.Tous ces amis joyeux, ivres, fiers de leurs vices,
Se renvoyaient les mots comme un clair tambourin ;
Les dames, cependant, suçaient des écrevisses
Et se lavaient les doigts avec le vin du Rhin.Après avoir posé son verre encore humide,
Un tout jeune homme, épris de songes fabuleux,
Beau comme Antinoüs, mais quelque peu timide,
Suppliait dans un coin sa voisine aux yeux bleus.Ce fut un grand régal pour la troupe savante
Que cette bergerie, et les meilleurs plaisants
Se délectaient de voir un fou croire vivante
Véronique aux yeux bleus, ce joujou de quinze ans.Mais l’heureux couple avait, parmi ce monde étrange,
L’impassibilité des Olympiens ; lui,
Savourant la démence et versant la louange,
Elle, avalant sa perle avec un noble ennui.L’ardente causerie agitait ses crécelles
Sur leurs têtes ; pourtant, quoi qu’il en pût coûter,
Ils avaient les regards si chargés d’étincelles
Que chacun à la fin se tut pour écouter.– « Vraiment ? jusqu’à mourir ! » s’écriait Véronique,
En laissant flamboyer dans la lumière d’or
Ses dents couleur de perle et sa lèvre ironique ;
« Et si je vous disais : « Je veux le Kohinnor ? »(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,
Pareille à la toison d’une angélique miss
Dont l’aile des steam-boats à la mer de Sorrente
Emporte avec fierté les cargaisons de lys !)– « Chère âme, » répondit le rêveur sacrilège,
« J’irais la nuit, tremblant d’horreur sous un manteau,
Blême et pieds nus, voler ce talisman, dussé-je
Ensuite dans le coeur m’enfoncer un couteau. »Cette fois, par exemple, on éclata. Le rire,
Sonore et convulsif, orageux et profond,
Joyeux jusqu’à l’extase et gai jusqu’au délire,
Comme un flot de cristal montait jusqu’au plafond.C’est un hôte ébloui, qui toujours nous invite.
La fille d’Eve eut seule un éclair de pitié ;
Elle baisa les yeux de l’enfant, et bien vite
Lui dit, en se penchant dans ses bras à moitié :– « Ami, n’emporte plus ton coeur dans une orgie.
Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.
Il fut supérieur en physiologie
Pour avoir bien connu le fond de notre sac.Ici, comme partout, l’expérience est chère.
Crois-moi, je ne vaux pas la bague de laiton
Si brillante jadis à mon doigt de vachère,
Dans le bon temps des gars qui m’appelaient Gothon ! »Novembre 1858.
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Théodore de BANVILLE
Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du... [Lire la suite]
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