Épicuréisme
Je suis heureux gratis! – Il est bon ici-bas
De faire, s’il se peut, son paradis, en cas
Que celui de là-haut soit une balançoire,
Comme il est, après tout, bien permis de le croire.
S’il en est un, tant mieux ! Ce n’est qu’au paradis
Que l’on pourrait aller, vivant comme je vis.
Je ne suis pas obèse, et je vais à merveille;
Je ne quitte mon lit que lorsque je m’éveille;
Je déjeune et je sors. Je parcours sans façon
Dessins, livres, journaux, autour de l’odéon,
Puis je passe la Seine, en flânant, je regarde
Près d’un chien quelque aveugle à la voix nasillarde.
Je m’arrête, et je trouve un plaisir tout nouveau,
Contre l’angle d’une arche, à voir se briser l’eau,
À suivre en ses détours, balayé dans l’espace,
Le panache fumeux d’un remorqueur qui passe,
Et puis j’ai des jardins, comme le Luxembourg,
Où, si le cœur m’en dit, je m’en vais faire un tour.
Je possède un musée unique dans le monde,
Où je puis promener mon humeur vagabonde
De Memling à Rubens, de Phidias à Watteau,
Un musée où l’on trouve et du piètre et du beau,
Des naïfs, des mignards, des païens, des mystiques,
Et des bras renaissance à des torses antiques!
À la bibliothèque ensuite, je me rends.
- C’est la plus belle au monde! – Asseyons-nous. Je prends
Sainte-Beuve et Théo, Banville et Baudelaire,
Leconte, Heine, enfin, qu’aux plus grands je préfère.
« Ce bouffon de génie », a dit Schopenhauer,
Qui sanglote et sourit, mais d’un sourire amer!
Puis je reflâne encor devant chaque vitrine.
Bientôt la nuit descend; tout Paris s’illumine;
Et mon bonheur, enfin, est complet, si je vais
M’asseoir à ton parterre, ô Théâtre-Français!
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Jules LAFORGUE
Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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Je suis un banlieusard de cinquante-huit ans,
De Seine-Saint-Denis je vais jusqu'en Essonne
Rejoindre mon bureau dans lequel je m'adonne
A deux ou trois projets, rien de bien reluisant.
*
Le long temps du transport, je le passe en lisant
Ou bien en bavardant avec quelques personnes,
Ou en réfléchissant malgré les téléphones
Auxquels les passagers leurs ennuis vont disant.
*
Le soir, je fais un tour au long des boulevards,
Mais juste une incursion, je n'y reste pas tard,
Juste le temps d'entrer chez quelques bouquinistes.
*
Puis, debout au comptoir, je savoure un demi
En feuilletant mon livre, en rêvassant parmi
Les buveurs qui parfois ne sont vraiment pas tristes.
Je suis un banlieusard de cinquante-et-huit ans,
De Seine-Saint-Denis je vais jusqu'en Essonne
Rejoindre mon bureau dans lequel je m'adonne
A deux ou trois projets, rien de bien reluisant.
*
Le long temps du transport, je le passe en surfant
Ou alors en tchattant avec deux-trois personnes
Sachant muettement user de cet i-phone
Où d'autres passagers s'épanchent bruyamment.
*
Le soir, je fais un tour sur unjourunpoème,
(Mais juste une incursion : j'y ai passé l'aprème
Déjà) le temps d'y mettre un ou deux commentaires.
*
Puis, debout au comptoir, je savoure un demi
Retapotant encor, mais rêvassant parmi
Des buveurs qui un peu me ramènent sur terre.
Belle reprise !
sauf que « i-phone » s'écrit « iPhone » mais bon
Ça reste dans le cadre des traditionnelles licences poétiques.
Voir
https://paysdepoesie.wordpress.com/2013/07/20/un-autoportrait-de-2010/