Émigrants
Il fait nuit. – Et la voûte est ténébreuse où monte,
Par la sonorité du bâtiment de fonte,
Le jet de vapeur blanche au sifflement d’enfer,
Hennissement affreux du lourd cheval de fer
Qui vient à reculons et lui-même s’attelle,
Avec un bruit strident d’enclume qu’on martèle,
Au long train des wagons béants le long du quai.
Attirés par ce bruit de fer entre-choqué,
De pâles voyageurs, aux figures chagrines,
Regardent, en collant leurs fronts las aux vitrines,
Les machines qui vont les entraîner si loin,
Chacun d’eux, sans le dire à l’autre, dans son coin,
Se sentant envahir par l’effroi taciturne
Qui nous prend au début d’un voyage nocturne.
– Un départ est toujours triste ; mais ce départ
Semble vraiment empreint d’une tristesse à part.
D’abord, c’est un convoi de pauvres. Règle austère :
Qu’il s’en aille en voyage ou qu’il s’en aille en terre,
Vivant ou mort, le pauvre a sa voiture à lui.
Et puis, ceux-là qui vont habiter aujourd’hui,
Pendant toute une veille, en ces sombres voitures,
Qui devront endurer, tremblantes créatures,
Le froid de l’insomnie et le froid de l’hiver,
Et que l’on jettera demain, prés de la mer,
Devant les paquebots couverts de voiles blanches,
Dont ils devront franchir le passage de planches
Pour retrouver encor la nuit des entreponts ;
Ces paysans, honteux de passer vagabonds
Et que soutient à peine un espoir chimérique,
Ce sont des émigrants qui vont en Amérique.
Voilà de bien longs jours déjà qu’ils sont partis
Le père tout chargé de paquets et d’outils,
La mère avec l’enfant qui pend à la mamelle
Et quelque autre marmot qui traîne la semelle
Et la suit, fatigué, s’accrochant aux jupons ;
Le fils avec le sac au pain et les jambons,
Et la fille emportant sur son dos la vaisselle.
Heureux ceux qui n’ont pas quelque vieux qui chancelle
Et qui gronde et qu’on a, s’effarant, après soi !
Pourquoi donc partent-ils, ces braves gens ?
Pourquoi s’en vont-ils par l’Europe et vers le nouveau
monde, Étonnés de montrer leur douce pâleur blonde
Et la calme candeur de leurs tristes yeux bleus
Sur les chemins de fer bruyants et populeux ?
C’est que parfois la vie est inhospitalière.
Longtemps leur pauvreté naïve, pure et fière,
En plein champ, près du pot de grès et du pain bis,
A lutté, n’arrachant que de maigres épis
A la terre trop vieille et devenue avare.
Car il leur fut ingrat, implacable et barbare,
Ce vieux sol paternel, ce sol religieux,
Où parfois, comme un don laissé par les aïeux,
Leur pioche déterrait un peu d’or ou des armes,
Et que leur front baignait de sueurs et de larmes,
Tristes et patients, longtemps ils ont lutté
Contre son inertie et sa stérilité,
Mais vainement. Alors, la vie étant trop chère
Pour qu’ils pussent laisser, une année, en jachère
Ce sol qui refusait toujours de les nourrir,
Ils ont vu qu’il fallait s’en aller ou mourir ;
Et tous, pleins du regret des récoltes futures,
Ils sont partis vers les lointaines aventures.
Oh ! comme je les plains, les humbles, les petits,
Tous ceux-là qui sont nés et qui vivent blottis
Timidement autour d’un clocher de village ;
Ceux que retient, bien mieux que l’ancien vasselage
Et que tous les vieux jougs du monde féodal,
L’étroit et tendre amour de leur pays natal ;
Ceux-là que le galop d’un voyageur étonne,
Qui sentent que le vrai bonheur est monotone
Et qui ne veulent pas d’autre sort que le sort
De leurs pères, de qui la naissance et la mort
S’inscrivaient, – c’était tout, – aux marges d’une Bible.
Quand il leur faut quitter la masure paisible,
Le foyer près duquel leur enfance a rêvé
Et le champ que leurs bras virils ont cultivé ;
Quand ils s’en vont, tirant ou poussant la charrette,
Et jetant un regard suprême et qui regrette
A mille objets qui sont pour eux de vieux amis :
Au pâturage avec les grands bœufs endormis,
Au vieux pont, à l’auberge en face de l’église,
A l’enseigne où le grand Frédéric prend sa prise,
Au lavoir plein du bruit des linges que l’on bat,
Oh ! qu’il doit se livrer un lugubre combat
Dans leurs âmes déjà se sentant orphelines,
Tandis qu’ils voient grandir ces lointaines collines
Où naguère pour eux le monde finissait,
Et qu’ils songent avec amertume que c’est
La terre maternelle et dont vécut leur race,
La terre qui devient marâtre et qui les chasse !Encor si l’avenir était riant pour eux,
Et s’ils étaient certains d’un lendemain heureux !
Mais ils n’ont presque pas d’espoir qui les soutienne.
L’Amérique n’est plus cette jeune Indienne
Souriante en son île au milieu des roseaux
Et couronnant son front de plumages d’oiseaux,
Telle qu’ils l’ont rêvée autrefois, à l’école.
Pour eux, durs ouvriers du labeur agricole,
Ce qu’ils comptent trouver là-bas, c’est seulement
La forêt monstrueuse au noir tressaillement,
Où, rampant et glissant, la hideuse famille
De la nature vierge et féroce fourmille ;
C’est la bataille avec la hache, avec le pic,
Contre les troncs noueux et les rochers à pic ;
C’est le miasme lourd du terrain noir et riche
Qu’en grelottant de fièvre, avec rage, on défriche ;
Les grands feux dans les bois et les nuits sans repos
Où l’on voit scintiller, autour de ses troupeaux,
Dans l’ombre, les yeux d’or des jaguars et des onces ;
C’est la bêche tranchant les serpents et les ronces ;
– Enfin, comme un bonheur qu’on n’ose pas prévoir,
Et si Dieu plus clément daigne un jour s’émouvoir
Des cantiques chantés en chœur sous les étoiles,
C’est, après le sommeil frileux entre deux toiles
Et les maigres soupers de lard et de biscuits,
La famille restée encore entière, et puis
De gais et longs repas, par les soirs de dimanches,
Devant une moisson, près d’un logis de planches.Pour l’instant, du trop long voyage tout meurtris,
Dans cette gare, en haut d’un faubourg de Paris,
Ils attendent, muets du regret qui les navre,
Le convoi qui les doit jeter aux quais du Havre
Comme on n’a pas pour eux allumé de quinquets,
On croit qu’ils dorment tous, penchés sur leurs paquets,
Dans la salle aux longs bancs, sombre comme une geôle.
Mais l’époux qui soutient, lasse sur son épaule,
Une tête de femme où sont clos de doux yeux,
Promène autour de lui des regards anxieux ;
Mais la mère est en proie aux présages funèbres,
Qui cache sous ses mains jointes, dans les ténèbres,
Des fronts d’enfants serrés contre elle avec terreur ;
Mais il pâlit, ce jeune et triste laboureur,
Qui sent, en la serrant sous la sienne pressée,
Frissonner une main douce de fiancée !
– Sinon pour soi, du moins pour l’être faible et cher,
Chacun songe au pays dans cette nuit d’hiver,
Et, jugeant que la salle est très-mal éclairée,
Essuie, en se cachant, une larme ignorée.
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François Édouard Joachim Coppée, né le 26 janvier 1842 à Paris où il est mort le 23 mai 1908, est un poète, dramaturge et romancier français. Coppée fut le poète populaire et sentimental de Paris et de ses faubourgs, des tableaux de rue intimistes du monde des humbles. Poète du souvenir d’une première rencontre... [Lire la suite]
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