Éloa, ou la sœur des Anges – Chant II – Séduction
Souvent parmi les monts qui dominent la terre
S’ouvre un puits naturel, profond et solitaire ;
L’eau qui tombe du ciel s’y garde, obscur miroir
Où, dans le jour, on voit les étoiles du soir.
Là, quand la villageoise a, sous la corde agile,
De l’urne, au fond des eaux, plongé la frêle argile,
Elle y demeure oisive, et contemple longtemps
Ce magique tableau des astres éclatants,
Qui semble orner son front, dans l’onde souterraine,
D’un bandeau qu’enviraient les cheveux d’une reine.
Telle, au fond du chaos qu’observaient ses beaux yeux,
La vierge, en se penchant, croyait voir d’autres Cieux.
Ses regards, éblouis par les soleils sans nombre,
N’apercevaient d’abord qu’un abîme et que l’ombre.
Mais elle y vit bientôt des feux errants et bleus
Tels que des froids marais les éclairs onduleux ;
Ils fuyaient, revenaient, puis échappaient encore ;
Chaque étoile semblait poursuivre un météore ;
Et l’ange, en souriant au spectacle étranger,
Suivait des yeux leur vol circulaire et léger.
Bientôt il lui sembla qu’une pure harmonie
Sortait de chaque flamme à l’autre flamme unie :
Tel est le choc plaintif et le son vague et clair
Des cristaux suspendus au passage de l’air,
Pour que, dans son palais, la jeune Italienne
S’endorme en écoutant la harpe éolienne.
Ce bruit lointain devint un chant surnaturel
Qui parut s’approcher de la fille du Ciel ;
Et ces feux réunis furent comme l’aurore
D’un jour inespéré qui semblait près d’éclore.
A sa lueur de rose un nuage embaumé
Montait en longs détours dans un air enflammé,
Puis lentement forma sa couche d’ambroisie,
Pareille à ces divans où dort la molle Asie.
Là, comme un ange assis, jeune, triste et charmant,
Une forme céleste apparut vaguement.Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse,
En bondissant parcourt sa montagne brumeuse,
Et chasse un daim léger que son cor étonna,
Des glaciers de l’Arven aux brouillards du Crona,
Franchit les rocs mousseux, dans les gouffres s’élance,
Pour passer le torrent aux arbres se balance,
Tombe avec un pied sûr, et s’ouvre des chemins
Jusqu’à la neige encor vierge de pas humains ;
Mais bientôt, s’égarant an milieu des nuages,
Il cherche les sentiers voilés par les orages ;
Là, sous un arc-en-ciel qui couronne les eaux,
S’il a vu, dans la nue et ses vagues réseaux,
Passer le plaid léger d’une Écossaise errante,
Et s’il entend sa voix dans les échos mourante,
Il s’arrête enchanté, car il croit que ses yeux
Viennent d’apercevoir la sœur de ses aïeux,
Qui va faire frémir, ombre encore amoureuse,
Sous ses doigts transparents la harpe vaporeuse ;
Il cherche alors comment Ossian la nomma,
Et, debout sur sa roche, appelle Évir-Coma.Non moins belle apparut, mais non moins incertaine,
De l’ange ténébreux la forme encor lointaine,
Et des enchantements non moins délicieux
De la vierge céleste occupèrent les yeux.
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l’onde fugitive,
Le jeune homme inconnu mollement s’appuyait
Sur ce lit de vapeurs qui sous ses bras fuyait.
Sa robe était de pourpre, et, flamboyante ou pâle,
Enchantait les regards des teintes de l’opale.
Ses cheveux étaient noirs, mais pressés d’un bandeau ;
C’était une couronne ou peut-être un fardeau :
L’or en était vivant comme ces feux mystiques
Qui, tournoyants, brûlaient sur les trépieds antiques.
Son aile était ployée, et sa faible couleur
De la brume des soirs imitait la pâleur.
Des diamants nombreux rayonnent avec grâce
Sur ses pieds délicats qu’un cercle d’or embrasse ;
Mollement entourés d’anneaux mystérieux,
Ses bras et tous ses doigts éblouissent les yeux.
Il agite sa main d’un sceptre d’or armée,
Comme un roi qui d’un mont voit passer son armée,
Et, craignant que ses vœux ne s’accomplissent pas,
D’un geste impatient accuse tous ses pas :
Son front est inquiet ; mais son regard s’abaisse,
Soit que, sachant des yeux la force enchanteresse,
Il veuille ne montrer d’abord que par degrés
Leurs rayons caressants encor mal assurés,
Soit qu’il redoute aussi l’involontaire flamme
Qui dans un seul regard révèle l’âme à l’âme.
Tel que dans la forêt le doux vent du matin
Commence ses soupirs par un bruit incertain
Qui réveille la terre et fait palpiter l’onde ;
Élevant lentement sa voix douce et profonde,
Et prenant un accent triste comme un adieu,
Voici les mots qu’il dit à la fille de Dieu :« D’où viens-tu, bel Archange ? où vas-tu ? quelle voie
Suit ton aile d’argent qui dans l’air se déploie ?
Vas-tu, te reposant au centre d’un Soleil,
Guider l’ardent foyer de son cercle vermeil ;
Ou, troublant les amants d’une crainte idéale,
Leur montrer dans la nuit l’Aurore boréale ;
Partager la rosée aux calices des fleurs,
Ou courber sur les monts l’écharpe aux sept couleurs ?
Tes soins ne sont-ils pas de surveiller les âmes
Et de parler, le soir, au cœur des jeunes femmes ;
De venir comme un rêve en leurs bras te poser,
Et de leur apporter un fils dans un baiser ?
Tels sont tes doux emplois, si du moins j’en veux croire
Ta beauté merveilleuse et tes rayons de gloire.
Mais plutôt n’es-tu pas un ennemi naissant
Qu’instruit à me haïr mon rival trop puissant ?
Ah ! peut-être est-ce toi qui, m’offensant moi-même,
Conduiras mes Païens sous les eaux du baptême ;
Car toujours l’ennemi m’oppose triomphant
Le regard d’une vierge ou la voix d’un enfant.
Je suis un exilé que tu cherchais peut-être :
Mais, s’il est vrai, prends garde au Dieu jaloux ton maître ;
C’est pour avoir aimé, c’est pour avoir sauvé,
Que je suis malheureux, que je suis réprouvé.
Chaste beauté ! viens-tu me combattre ou m’absoudre ?
Tu descends de ce Ciel qui m’envoya la foudre,
Mais si douce à mes yeux, que je ne sais pourquoi
Tu viens aussi d’en haut, bel Ange, contre moi. »Ainsi l’esprit parlait. A sa voix caressante,
Prestige préparé contre une âme innocente,
A ces douces lueurs, au magique appareil
De cet ange si doux, à ses frères pareil,
L’habitante des Cieux, de son aile voilée,
Montait en reculant sur sa route étoilée,
Comme on voit la baigneuse au milieu des roseaux
Fuir un jeune nageur qu’elle a vu sous les eaux.
Mais en vain ses deux pieds s’éloignaient du nuage,
Autant que la colombe en deux jours de voyage
Peut s’éloigner d’Alep et de la blanche tour
D’où la sultane envoie une lettre d’amour :
Sous l’éclair d’un regard sa force fut brisée ;
Et, dès qu’il vit ployer son aile maîtrisée,
L’ennemi séducteur continua tout bas :« Je suis celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas.
Sur l’homme j’ai fondé mon empire de flamme,
Dans les désirs du cœur, dans les rêves de l’âme,
Dans les liens des corps, attraits mystérieux,
Dans les trésors du sang, dans les regards des yeux.
C’est moi qui fais parler l’épouse dans ses songes ;
La jeune fille heureuse apprend d’heureux mensonges ;
Je leur donne des nuits qui consolent des jours,
Je suis le Roi secret des secrètes amours.
J’unis les cœurs, je romps les chaînes rigoureuses,
Comme le papillon sur ses ailes poudreuses
Porte aux gazons émus des peuplades de fleurs,
Et leur fait des amours sans périls et sans pleurs.
J’ai pris au Créateur sa faible créature ;
Nous avons, malgré lui, partagé la Nature :
Je le laisse, orgueilleux des bruits du jour vermeil,
Cacher des astres d’or sous l’éclat d’un Soleil ;
Moi, j’ai l’ombre muette, et je donne à la terre
La volupté des soirs et les biens du mystère.« Es-tu venue, avec quelques Anges des cieux,
Admirer de mes nuits le cours délicieux ?
As-tu vu leurs trésors ? Sais-tu quelles merveilles
Des Anges ténébreux accompagnent les veilles ?« Sitôt que, balancé sous le pâle horizon,
Le soleil rougissant a quitté le gazon,
Innombrables Esprits, nous volons dans les ombres
En secouant dans l’air nos chevelures sombres :
L’odorante rosée alors jusqu’au matin
Pleut sur les orangers, les lilas et le thym.
La Nature, attentive aux lois de mon empire,
M’accueille avec amour, m’écoute et me respire ;
Je redeviens son âme, et pour mes doux projets
Du fond des éléments j’évoque mes sujets.
Convive accoutumé de ma nocturne fête,
Chacun d’eux en chantant à s’y rendre s’apprête.
Vers le ciel étoilé, dans l’orgueil de son vol,
S’élance, le premier, l’élégant rossignol ;
Sa voix sonore, à l’onde, à la terre, à la nue,
De mon heure chérie annonce la venue ;
Il vante mon approche aux pâles alisiers,
Il la redit encore aux humides rosiers ;
Héraut harmonieux, partout il me proclame ;
Tous les oiseaux de l’ombre ouvrent leurs yeux de flamme.
Le vermisseau reluit ; son front de diamant
Répète auprès des fleurs les feux du firmament,
Et lutte de clartés avec le météore
Qui rôde sur les eaux comme une pâle aurore.
L’étoile des marais, que détache ma main,
Tombe et trace dans l’air un lumineux chemin.« Dédaignant le remords et sa triste chimère,
Si la vierge a quitté la couche de sa mère,
Ces flambeaux naturels s’allument sous ses pas,
Et leur feu clair la guide et ne la trahit pas.
Si sa lèvre s’altère et vient près du rivage
Chercher comme une coupe un profond coquillage,
L’eau soupire et bouillonne, et devant ses pieds nus
Jette aux bords sablonneux la conque de Vénus.
Des esprits lui font voir de merveilleuses choses,
Sous des bosquets remplis de la senteur des roses ;
Elle aperçoit sur l’herbe, où leur main la conduit,
Ces fleurs dont la beauté ne s’ouvre que la nuit,
Pour qui l’aube du jour aussi sera cruelle,
Et dont le sein modeste a des amours comme elle.
Le silence la suit ; tout dort profondément ;
L’ombre écoute un mystère avec recueillement.
Les vents, des prés voisins, apportent l’ambroisie
Sur la couche des bois que l’amant a choisie.
Bientôt deux jeunes voix murmurent des propos
Qui des bocages sourds animent le repos.
Au fond de l’orme épais dont l’abri les accueille,
L’oiseau réveillé chante et bruit sous la feuille.
L’hymne de volupté fait tressaillir les airs,
Les arbres ont leurs chants, les buissons leurs concerts,
Et, sur les bords d’une eau qui gémit et s’écoule,
La colombe de nuit languissamment roucoule.« La voilà sous tes yeux l’œuvre du Malfaiteur ;
Ce méchant qu’on accuse est un Consolateur
Qui pleure sur l’esclave et le dérobe au maître,
Le sauve par l’amour des chagrins de son être,
Et, dans le mal commun lui-même enseveli,
Lui donne un peu de charme et quelquefois l’oubli. »
Trois fois, durant ces mots, de l’Archange naissante
La rougeur colora la joue adolescente,
Et, luttant par trois fois contre un regard impur,
Une paupière d’or voila ses yeux d’azur.
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Alfred de VIGNY
Alfred Victor, comte de Vigny est un écrivain, dramaturge et poète français, né le 27 mars 1797 ou 7 Germinal An 5 à Loches (Indre-et-Loire) et mort le 17 septembre 1863 à Paris, 8ème. Figure du romantisme, contemporain de Victor Hugo et de Lamartine – il fréquente le Cénacle – il écrit parallèlement à une carrière... [Lire la suite]
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