Élégie – Cloris, lorsque je songe, en te voyant si belle…
Cloris, lorsque je songe, en te voyant si belle,
Que ta vie est sujette à la loi naturelle,
Et qu’à la fin les traits d’un visage si beau,
Avec tout leur éclat, iront dans le tombeau,
Sans espoir que la mort nous laisse en la pensée
Aucun ressentiment de l’amitié passée,
Je suis tout rebuté de l’aise et du souci
Que nous fait le destin qui nous gouverne ici,
Et tombant tout à coup dans la mélancolie,
Je commence à blâmer un peu notre folie,
Et fais vœu de bon cœur de m’arracher un jour
La chère rêverie où m’occupe l’amour.
Aussi bien faudra-t-il qu’une vieillesse infâme
Nous gèle dans le sang les mouvements de l’âme,
Et que l’âge en suivant ses révolutions
Nous ôte la lumière avec les passions.
Ainsi je me résous de songer à ma vie
Tandis que la raison m’en fait venir l’envie.
Je veux prendre un objet où mon libre désir
Discerne la douleur d’avecque le plaisir,
Où mes sens tout entiers sans fraude et sans contrainte
Ne s’embarrassent plus ni d’espoir ni de crainte,
Et de sa vaine erreur mon cœur désabusant,
Je goûterai le bien que je verrai présent,
Je prendrai les douceurs à quoi je suis sensible
Le plus abondamment qu’il me sera possible.
Dieu nous a tant donné de divertissements,
Nos sens trouvent en eux tant de ravissements,
Que c’est une fureur de chercher qu’en nous même
Quelqu’un que nous aimions et quelqu’un qui nous aime.
Le cœur le mieux donné tient toujours à demi,
Chacun s’aime un peu mieux toujours que son ami,
On les suit rarement dedans la sépulture,
Le droit de l’amitié cède aux lois de nature.
Pour moi si je voyais en l’humeur où je suis
Ton âme s’envoler aux éternelles nuits,
Quoi que puisse envers moi l’usage de tes charmes,
Je m’en consolerais avec un peu de larmes.
N’attends pas que l’Amour aveugle aille suivant
Dans l’horreur de la nuit des ombres et du vent.
Ceux qui jurent d’avoir l’âme encore assez forte
Pour vivre dans les yeux d’une maîtresse morte,
N’ont pas pris le loisir de voir tous les efforts
Que fait la mort hideuse à consumer un corps
Quand les sens pervertis sortent de leur usage,
Qu’une laideur visible efface le visage,
Que l’esprit défaillant et les membres perclus,
En se disant adieu, ne se connaissent plus,
Que dedans un moment, après la vie éteinte,
La face sur son cuir n’est pas seulement peinte,
Et que l’infirmité de la puante chair
Nous fait ouvrir la terre afin de la cacher.
Il faut être animé d’une fureur bien vive,
Ayant considéré comme la mort arrive,
Et comme tout l’objet de notre amour périt,
Si par un tel remède une âme ne guérit.
Cloris, tu vois qu’un jour il faudra qu’il advienne
Que le destin ravisse et ta vie et la mienne;
Mais sans te voir le corps ni l’esprit dépéri,
Le Ciel en soit loué, Cloris, je suis guéri.
Mon âme en me dictant les vers que je t’envoie,
Me vient de plus en plus ressusciter la joie,
Je sens que mon esprit reprend sa liberté,
Que mes yeux dévoilés connaissent la clarté,
Que l’objet d’un beau jour, d’un pré, d’une fontaine,
De voir comme Garonne en l’Océan se traîne,
De prendre dans mon île en ses longs promenoirs
La paisible fraîcheur de ses ombrages noirs,
Me plaît mieux aujourd’hui que le charme inutile
Des attraits dont l’Amour te fait voir si fertile.
Languir incessamment après une beauté,
Et ne se rebuter d’aucune cruauté,
Gagner au prix du sang une faible espérance
D’un plaisir passager qui n’est qu’en apparence,
Se rendre l’esprit mol, le courage abattu,
Ne mettre en aucun prix l’honneur ni la vertu,
Pour conserver son mal mettre tout en usage,
Se peindre incessamment et l’âme et le visage,
Cela tient d’un esprit où le Ciel n’a point mis
Ce que son influence inspire à ses amis.
Pour moi que la raison éclaire en quelque sorte,
Je ne saurais porter une fureur si forte,
Et déjà tu peux voir au train de cet écrit,
Comme la guérison avance en mon esprit;
Car insensiblement ma muse un peu légère
A passé dessus toi sa plume passagère,
Et détournant mon cœur de son premier objet,
Dès le commencement j’ai changé de sujet,
Emporté du plaisir de voir ma veine aisée
Sûrement aborder ma flamme rapaisée
Et jouer à son gré sur les propos d’aimer,
Sans avoir aujourd’hui pour but que de rimer,
Et sans te demander que ton bel oeil éclaire
Ces vers où je n’ai pris aucun soin de te plaire.
Poème préféré des membres
Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.
Théophile de VIAU
Théophile de Viau, né entre mars et mai 1590 à Clairac et mort le 25 septembre 1626 à Paris, est un poète et dramaturge français. Poète le plus lu au XVIIe siècle, il sera oublié suite aux critiques des Classiques, avant d’être redécouvert par Théophile Gautier. Depuis le XXe siècle, Théophile de Viau est défini... [Lire la suite]
- Sur le ballet du Roi pour Monseigneur le duc...
- Maintenant que Cloris a juré de me plaire...
- Quand j'aurai ce contentement...
- Qui voudra pense à des empires...
- Pour Monseigneur le duc de Luynes. Apollon...
- Maintenant que Philis est morte...
- On n'avait point posé les fondements de...
- Épigramme - Je doute que ce fils...
- Me dois-je taire encore, Amour, quelle...
- Élégie. A Monsieur de Pezé
- Un berger prophète (5)
- D'un sommeil plus tranquille à mes amours... (5)
- L'autre jour, inspiré d'une divine flamme... (4)
- Un fier démon, qui me menace... (3)
- Épigramme - Grâce à ce comte libéral... (3)
- Au Roi (3)
- Au moins ai-je songé que je vous ai... (2)
- Ode au Prince d'Orange (2)
- Élégie à une dame (2)
- Vos rigueurs me pressaient d'une douleur si... (2)
Commentaires
Aucun commentaire
Rédiger un commentaire