Crépuscule
C’était le soir, à l’heure où, s’étirant les bras,
Le laboureur se dit : « Ma journée est finie ! »
Une ombre sur les champs roulait son harmonie.
Les chansons se mêlaient aux jurements ingrats.L’hirondelle penchée effleurait l’herbe grise ;
La cigale dormait dans les blés mûrissants,
Et, le long des chemins aux nocturnes passants,
Les peupliers rangés chuchotaient dans la brise.Assis dans un sentier, je regardais le ciel
S’étoiler, ou vers lui les vapeurs de la plaine
Avec les bruits confus dont la terre était pleine
Monter comme un encens sur un immense autel.Je pensais : « La nuit vient ; tout va bientôt se taire ;
C’est l’instant de l’amour, et Vénus a brillé. »
Et je laissais s’ouvrir mon être émerveillé,
Tandis qu’au loin cornait un pâtre solitaire.Tout à coup, près de moi défila lentement
Un long troupeau de boeufs descendus des collines.
Leurs fanons tout souillés battaient sur leurs poitrines ;
Leurs têtes s’abaissaient dans un balancement.Ils allaient. à pas lourds, comme ceux d’un homme ivre,
Ils foulaient la broussaille aux murmures légers,
Et faisaient en leur marche à l’appel des bergers
Tinter sous leurs cous bruns leurs clochettes de cuivre.Comme on écoute en rêve un chant de timbres d’or,
J’écoutais, seul, perdu sur le plateau qui fume.
Depuis longtemps déjà, submergés par la brume,
Ils avaient disparu, que j’écoutais encor.A votre aspect, ô boeufs si puissants et si mornes !
Qui, sans vouloir, sonniez votre servage en choeur,
Une amère tristesse avait serré mon coeur,
Boeufs résignés, songeurs oublieux de vos cornes !Vos grelots me parlaient ; et, comme un criminel,
Il me sembla, prêtant l’oreille aux rumeurs saintes
Du soir, entendre en moi se fondre aussi les plaintes
Que tous les opprimés poussaient vers l’éternel.D’autres troupeaux venaient les rejoindre aux vallées ;
Et l’horizon s’emplit de ces clairs tintements
Qui se multipliaient comme les ralliements
Des douleurs d’ici-bas à la fois révélées.Et j’entendais, autour d’un noir vallon, les voix
Innombrables de ceux que l’injustice accable
éclater, réveillant le juge irrévocable
Si longtemps sourd, aveugle et muet sur la croix.Le mot qui t’échappa dans ton râle suprême,
Jésus, le monde entier toujours le jette au ciel !
Ah ! Rêveur, tu doutas sous l’éponge de fiel !
Sans cela, ton sanglot n’eût été qu’un blasphème !Les morts savent si Dieu tient ce qu’il promettait !
Mais partout où je vois l’homme en proie à la femme ;
Un poète attelé dans un manège infâme ;
Sous l’aiguillon vulgaire un malheur qui se tait ;La force sous le joug de l’inepte faiblesse ;
L’éclair superbe éteint dont l’ombre épaisse a ri ;
Un vaincu dont jamais on ne surprend un cri ;
L’idéal aux abois que la faim mène en laisse ;Partout où je les vois en leur orgueil déçus,
Tous les forçats du beau que la laideur écrase,
Je crois entendre encor, pris d’une sombre extase,
Vos clochettes, ô boeufs dans la brume aperçus !
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Léon DIERX
Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]
Boeuf qui vole
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Vers le ciel, le dieu Boeuf étend son large bras,
Disant au laboureur : Notre tâche est finie.
Mille anges-boeufs beuglant alors en harmonie
Ont survolé le pré qui n'est jamais ingrat.
Alors le paysan de poésie se grise ;
Il danse dans l'odeur des bons fruits mûrissants,
Le grand boeuf monte au ciel, grâce à son vol puissant,
Et s'éloigne sans fin, emporté par la brise.
Puisque le laboureur par lui n'est point déçu,
Le grand boeuf, tel saint Luc, n'allonge point ses phrases
Et fait fi de tout dogme où la raison s'écrase,
Content si du poète il est juste aperçu.
''Tonio tonio la raqueta mata elbeuf''
Mes origines lointaines ...