Complainte du sage de Paris
Aimer, uniquement, ces jupes éphémères ?
Autant dire aux soleils : fêtez vos centenaires.Mais tu peux déguster, dans leurs jardins d’un jour,
Comme à cette dînette unique tout concourt ;Déguster, en menant les rites réciproques,
Les trucs inconscients dans leur œuf, à la coque.Soit en pontifiant, avec toute ta foi
D’exécuteur des hautes-œuvres de la loi ;Soit en vivisectant ces claviers anonymes,
Pour l’art, sans espérer leur ut d’hostie ultime.Car, crois pas que l’hostie où dort ton paradis
Sera d’une farine aux levains inédits.Mais quoi, leurs yeux sont tout ! Et puis la nappe est mise,
Et l’orgue juvénile à l’aveugle improvise.Et, sans noce, voyage, curieux colis,
Cancans, et fadeur d’hôpital du même lit,Mais pour avoir des vitraux fiers à domicile,
Vivre à deux seuls est encore le moins imbécile.Vois-là donc, comme d’ailleurs, et loyalement,
Les passants, les mots, les choses, les firmaments.Vendange chez les arts enfantins; sois en fête
D’une fugue, d’un mot, d’un ton, d’un air de tête.La science, outre qu’ elle ne peut rien savoir,
Trouve, tels les ballons, l’irrespirable noir.Ne force jamais tes pouvoirs de créature,
Tout est écrit et vrai, rien n’est contre-nature.Vivre et peser selon le beau, le bien, le vrai ?
Ô parfums, ô regards, ô fois ! Soit, j’ essaierai ;Mais, tel Brennus avec son épée, et d’ avance,
Suis-je pas dans l’un des plateaux de la balance ?Des casiers de bureau, le beau, le vrai, le bien ;
Rime et sois grand, la loi reconnaîtra les siens.Ah ! Démaillote-toi, mon enfant, de ces langes
D’Occident ! Va faire une pleine eau dans le Gange.La logique, la morale, c’est vite dit ;
Mais ! Gisements d’instincts, virtuels paradis,Nuit des hérédités et limbes des latences !
Actif ? Passif ? ô pelouses des défaillancesTamis de pores ! Et les bas-fonds sous-marins,
Infini sans foyer, forêt vierge à tous crins !Pour voir, jetez la sonde, ou plongez sous la cloche;
Oh ! Les velléités, les anguilles sous roche,Les polypes sournois attendant l’hameçon,
Les vœux sans état-civil, ni chair, ni poisson !Les guanos à geysers, les astres en syncope,
Et les métaux qui font loucher nos spectroscopes !Une capsule éclate, un monde de facteurs
En prurit, s’éparpille assiéger les hauteurs ;D’autres titubent sous les butins génitoires,
Ou font un feu d’ enfer dans leurs laboratoires !Allez ! Laissez passer, laisser faire ; l’amour
Reconnaîtra les siens : il est aveugle et sourd.Car la vie innombrable va, vannant les germes
Aux concurrences des êtres sans droits, sans terme.Vivotez et passez, à la grâce de tout ;
Et voilà la pitié, l’ amour et le bon goût.L’inconscient, c’est l’éden-levant que tout saigne ;
Si la terre ne veut sécher, qu’elle s’y baigne !C’est la grande nounou où nous nous aimerions
A la grâce des divines sélections.C’est le tout-vrai, l’omniversel ombelliforme
Mancenilier, sous qui, mes bébés, faut qu’on dorme !(Nos découvertes scientifiques étant
Ses feuilles mortes, qui tombent de temps en temps.)Là, sur des oreillers d’ étiquettes d’ éthiques,
Lévite félin aux égaux ronrons lyriques,Sans songer : « suis-je moi ? Tout est si compliqué !
«Où serais-je à présent, pour tel coche manqué ? »Sans colère, rire, ou pathos, d’une foi pâle,
Aux riches flirtations des pompes argutiales,Mais sans rite emprunté, car c’est bien malséant,
Sirote chaque jour ta tasse de néant ;Lavé comme une hostie, en quelconques costumes
Blancs ou deuil, bref calice au vent qu’ un rien parfume.-«Mais, tout est rire à la justice ! Et d’où vient
Mon cœur, ah ! Mon sacré-cœur, s’il ne rime à rien ? »-Du calme et des fleurs. Peu t’importe de connaître
Ce que tu fus, dans l’à jamais, avant de naître ?Eh bien, que l’autre éternité qui, Très-Sans-Toi,
Grouillera, te laisse aussi pieusement froid.Quant à ta mort, l’éclair aveugle en est en route
Qui saura te choser, va, sans que tu t’en doutes.-«Il rit d’oiseaux, le pin dont mon cercueil viendra !»
-Mais ton cercueil sera sa mort ! etc…Allons, tu m’as compris. Va, que ta seule étude
Soit de vivre sans but, fou de mansuétude.
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Jules LAFORGUE
Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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Voici venir le temps des savoureux costumes
Sur les quais de la Seine, et sur les boulevards.
Le très proche printemps s'annonce au ciel blafard,
Et déjà nos jardins au matin se parfument.
Du vert par-ci par-là, quelques fleurs dans la brume,
Telles que les refont, chaque année, nos regards,
Avec un peu d'avance ou un peu de retard,
Et déjà nos oiseaux montrent leurs neuves plumes.
De ce printemps nouveau, la splendeur est en route,
Elle a mûri dehors, sans que ton coeur s'en doute.
-« Il rit d’oiseaux, le pin de la façade nord ! »
Oiseaux qui des beaux jours portent la certitude,
Dont le chant nous émeut par une plénitude
Qui nous apaise, et qui nous rend un peu plus forts.