Complainte des pianos qu’on entend dans les quartiers aisés
Menez l’âme que les Lettres ont bien nourrie,
Les pianos, les pianos, dans les quartiers aisés!
Premiers soirs, sans pardessus, chaste flânerie,
Aux complaintes des nerfs incompris ou brisés.Ces enfants, à quoi rêvent-elles,
Dans les ennuis des ritournelles ?- « Préaux des soirs,
Christs des dortoirs!« Tu t’en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss’s et tu t’en vas,
Défaire et refaire ses tresses,
Broder d’éternels canevas. »Jolie ou vague ? triste ou sage ? encore pure ?
Ô jours, tout m’est égal ? ou, monde, moi je veux ?
Et si vierge, du moins, de la bonne blessure,
Sachant quels gras couchants ont les plus blancs aveux ?Mon Dieu, à quoi donc rêvent-elles ?
A des Roland, à des dentelles?- « Cœurs en prison,
Lentes saisons!« Tu t’en vas et tu nous quittes,
Tu nous quitt’s et tu t’en vas!
Couvent gris, chœurs de Sulamites,
Sur nos seins nuls croisons nos bras. »Fatales clés de l’être un beau jour apparues ;
Psitt! aux hérédités en ponctuels ferments,
Dans le bal incessant de nos étranges rues ;
Ah! pensionnats, théâtres, journaux, romans!Allez, stériles ritournelles,
La vie est vraie et criminelle.- « Rideaux tirés,
Peut-on entrer?« Tu t’en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss’s et tu t’en vas,
La source des frais rosiers baisse,
Vraiment ! Et lui qui ne vient pas… »Il viendra ! Vous serez les pauvres cœurs en faute,
Fiancés au remords comme aux essais sans fond,
Et les suffisants coeurs cossus, n’ayant d’autre hôte
Qu’un train-train pavoisé d’estime et de chiffons.Mourir ? peut-être brodent-elles,
Pour un oncle à dot, des bretelles ?- « Jamais! Jamais!
Si tu savais!« Tu t’en vas et tu nous quittes,
Tu nous quitt’s et tu t’en vas,
Mais tu nous reviendras bien vite
Guérir mon beau mal, n’est-ce pas? »Et c’est vrai ! l’Idéal les fait divaguer toutes,
Vigne bohème, même en ces quartiers aisés.
La vie est là ; le pur flacon des vives gouttes
Sera, comme il convient, d’eau propre baptisé.Aussi, bientôt, se joueront-elles
De plus exactes ritournelles.« – Seul oreiller!
Mur familier!« Tu t’en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss’s et tu t’en vas.
Que ne suis-je morte à la messe!
Ô mois, ô linges, ô repas! »
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Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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