Complainte des formalités nuptiales
LUI
Allons, vous prendrez froid.
ELLE
Non; je suis un peu lasse.
Je voudrais écouter toujours ce cor de chasse !LUI
Dis, veux-tu te vêtir de mon Être éperdu ?
ELLE
Tu le sais; mais il fait si pur à la fenêtre…
LUI
Ah ! Tes yeux m’ont trahi l’idéal à connaître ;
Et je le veux, de tout l’univers de mon être !
Dis, veux-tu ?ELLE
Devant cet univers, aussi, je me veux femme ;
C’est pourquoi tu le sais. Mais quoi ! Ne m’as-tu pas
Prise toute déjà ? Par tes yeux, sans combats !
A la messe, au moment du grand alléluia,
N’as-tu pas eu mon âme ?LUI
Oui; mais l’Unique Loi veut que notre serment
Soit baptisé des roses de ta croix nouvelle ;
Tes yeux se font mortels, mais ton destin m’appelle,
Car il sait que, pour naître aux moissons mutuelles,
Je dois te caresser bien singulièrement :Vous verrez mon palais ! Vous verrez quelle vie !
J’ai de gros lexicons et des photographies,De l’eau, des fruits, maints tabacs,
Moi, plus naïf qu’hypocondre,
Vibrant de tact à me fondre,
Trempé dans les célibats.
Bon et grand comme les bêtes,
Pointilleux, mais emballé,
Inconscient, mais esthète,
Oh ! Veux-tu nous en aller
Vers les pôles dont vous êtes ?Vous verrez mes voiliers ! Vous verrez mes jongleurs !
Vous soignerez les fleurs de mon bateau de fleurs.Vous verrez qu’il y en a plus que je n’en étale.
Et quels violets gros deuil sont ma couleur locale,Et que mes yeux sont ces vases d’Election
Des Danaïdes où sans fin nous puiserions !Des prairies adorables,
Loin des mufles des gens ;
Et, sous les ciels changeants,
Maints hamacs incassables !Dans les jardins
De nos instincts
Allons cueillir
De quoi guérir…Cuirassés des calus de mainte expérience,
Ne mettant qu’en mes yeux leurs lettres de créance,
Les orgues de mes sens se feront vos martyrs
Vers des cieux sans échos étoilés à mourir !ELLE
Tu le sais ; mais tout est si décevant ! Ces choses
Me poignent, après tout, d’ un infaillible émoi !
Raconte-moi ta vie, ou bien étourdis-moi.
Car je me sens obscure, et, je ne sais pourquoi,
Je me compare aux fleurs injustement écloses…LUI
Tu verras, c’est un rêve. Et tu t’éveilleras
Guérie enfin du mal de pousser solitaire.
Puis, ma fine convalescente du mystère,
On vous soignera bien, nuit et jour, seuls sur terre.
Tu verras ?ELLE
Tu le sais. Ah ! -si tu savais ! Car tu m’as prise !
Bien au delà ! Avec tes yeux, qui me suffisent.
Oui, tes yeux francs seront désormais mon église.
Avec nos regards seulement,
Alors, scellons notre serment ?LUI
Allons, endormez-vous, mortelle fiancée.
Là, dans mes bras loyaux, sur mon grand coeur bercée,
Suffoquez aux parfums de l’unique pensée
Que la vie est sincère et m’a fait le plus fort.ELLE
Tiens, on n’entend plus ce cor ; vous savez, ce cor…
LUI
L’ange des loyautés l’a baisée aux deux tempes;
Elle dort maintenant dans l’angle de ma lampe.Ô Nuit,
Fais-toi lointaine
Avec ta traîne
Qui bruit !Ô défaillance universelle !
Mon unique va naître aux moissons mutuelles !
Pour les fortes roses de l’amour
Elle va perdre, lys pubère,
Ses nuances si solitaires,
Pour être, à son tour,
Dame d’atour
De Maïa !Alléluia !
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Jules LAFORGUE
Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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