Complainte de Lord Pierrot
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Filons, en costume,
Présider là-haut !
Ma cervelle est morte.
Que le Christ l’emporte !
Béons à la lune,
La bouche en zéro.Inconscient, descendez en nous par réflexes :
Brouillez les cartes, les dictionnaires, les sexes.Tournons d’abord sur nous-même, comme un fakir !
(Agiter le pauvre être, avant de s’en servir.)J’ai le coeur chaste et vrai comme une bonne lampe
Oui, je suis en taille-douce, comme une estampe.Vénus, énorme comme le régent,
Déjà se pâme à l’horizon des grèves ;
Et c’est l’heure, ô gens nés casés, bonnes gens,
De s’étourdir en longs trilles de rêves !
Corybanthe, aux quatre vents tous les draps!
Disloque tes pudeurs, à bas les lignes !
En costume blanc, je ferai le cygne,
Après nous le déluge, ô ma Léda !
Jusqu’à ce que tournent tes yeux vitreux,
Que tu grelottes en rires affreux,
Hop ! Enlevons sur les horizons fades
Les menuets de nos pantalonnades !
Tiens ! L’univers
Est à l’envers…-Tout cela vous honore,
Lord Pierrot, mais encore ?-Ah ! Qu’ une, d’elle-même, un beau soir sût venir,
Ne voyant que boire à mes lèvres, ou mourir !Je serais, savez-vous, la plus noble conquête
Que femme, au plus ravi du rêve, eût jamais faite !D’ici-là, qu’il me soit permis
Le vivre de vieux compromis.Où commence, où finit l’humaine
Ou la divine dignité ?
Jonglons avec les entités,
Pierrot s’agite et tout le mène !
Laissez faire, laissez passer ;
Laissez passer, et laisser faire ;
Le semblable, c’est le contraire,Et l’univers, c’est pas assez !
Et je me sens, ayant pour cible
Adopté la vie impossible,
De moins en moins localisé !
-Tout cela vous honore,
Lord Pierrot, mais encore ?-Il faisait, ah ! Si chaud, si sec.
Voici qu’ il pleut, qu’il pleut, bergères !
Les pauvres Vénus bocagères
Ont la roupie à leur nez grec !-Oh ! De moins en moins drôle ;
Pierrot sait mal son rôle ?-J’ai le coeur triste comme un lampion forain…
Bah ! J’irai passer la nuit dans le premier train ;Sûr d’aller, ma vie entière,
Malheureux comme les pierres. (Bis.)
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Jules Laforgue, né à Montevideo le 16 août 1860 et mort à Paris le 20 août 1887, est un poète du mouvement décadent français. Né dans une famille qui avait émigré en espérant faire fortune, il est le deuxième de onze enfants. À l’âge de dix ans, il est envoyé en France, dans la ville de Tarbes d’où est originaire... [Lire la suite]
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