Poème 'Chanson (6)' de Victor HUGO dans 'Les Châtiments'

Chanson (6)

Victor HUGO
Recueil : "Les Châtiments"

A quoi ce proscrit pense-t-il
A son champ d’orge ou de laitue,
A sa charrue, à son outil,
A la grande France abattue.
Hélas ! le souvenir le tue.
Pendant qu’on rente les Dupin
Le pauvre exilé souffre et prie.
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie.

L’ouvrier rêve l’atelier,
Et le laboureur sa chaumière,
Les pots de fleurs sur l’escalier,
Le feu brillant, la vitre claire,
Au fond le lit de la grand’mère.
Quatre gros glands de vieux crépin
En faisaient la coquetterie.
- On ne peut pas vivre sans pain
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

En mai volait la mouche à miel
On voyait courir dans les seigles
Les moineaux, partageux du ciel
Ils pillaient nos champs, ces espiègles,
Tout comme s’ils étaient des aigles.
Un château du temps de Pépin
Croulait près de la métairie.
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

Avec sa lime ou son maillet
On soutenait enfants et femme
De l’aube au soir on travaillait
Et le travail égayait l’âme.
Ô saint travail ! lumière et flamme !
De Watt, de Jacquart, de Papin,
La jeunesse ainsi fut nourrie.
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

Les jours de fête, l’ouvrier
Laissait les soucis en fourrière
Chantant les chants de février,
Blouse au vent, casquette en arrière,
On s’en allait à la barrière.
On mangeait un douteux lapin
Et l’on buvait à la Hongrie.
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

Les dimanches le paysan
Appelait Jeanne ou Jacqueline,
Et disait : « Femme, viens-nous-en,
Mets ta coiffe de mousseline ! »
Et l’on dansait sur la colline.
Le sabot, et non l’escarpin,
Foulait gaîment l’herbe fleurie !
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

Les exilés s’en vont pensifs.
Leur âme, hélas ! n’est plus entière.
Ils regardent l’ombre des ifs
Sur les fosses du cimetière ;
L’un songe à l’Allemagne altière,
L’autre au beau pays transalpin,
L’autre à sa Pologne chérie.
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

Un proscrit, lassé de souffrir,
Mourait ; calme, il fermait son livre ;
Et je lui dis : « Pourquoi mourir ?
Il me répondit : « Pourquoi vivre ? »
Puis il reprit :
Je me délivre.
Adieu ! je meurs. Néron-Scapin
Met aux fers la France flétrie… »
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -

« … Je meurs de ne plus voir les champs
Où je regardais l’aube naître,
De ne plus entendre les chants
Que j’entendais de ma fenêtre.
Mon âme est où je ne puis être.
Sous quatre planches de sapin,
Enterrez-moi dans la prairie. »
- On ne peut pas vivre sans pain ;
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. -


13 avril 1853. Jersey.

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