Battez, tambours de Santerre !
Le 21 janvier s’achevait. Louis XVI gravissait les marches de l’échafaud.
Au moment où Corsaire Sanglot débouchait sur la place par la rue Royale et qu’il remarquait, avec satisfaction, qu’on avait remplacé le magnifique obélisque par l’adorable guillotine, une compagnie de tambours avec leurs baudriers blancs en peau s’alignait contre le mur de la terrasse des Tuileries, tandis que Jean Santerre, son commandant, monté sur un cheval courtaud, pourvu d’une abondante crinière, contemplait le spectacle de la foule massée autour de l’appareil justicier, regardant Louis XVI monter les degrés comme un automate et guettant les moindres gestes du bourreau et des aides qui devaient, d’un acte pourtant simple, transformer le 21 janvier en l’une des plus mémorables journées génératrices d’enthousiasmes, de celles dont l’anniversaire ne célèbre pas le souvenir mais rappelle aux vivants que c’est là un des noms de l’éternité et que le soir de ce jour n’est pas encore terminé, en dépit des almanachs et des changements factices de millésime.
Un roulement de tambours annonça au Corsaire Sanglot que le roi ayant voulu parler, il s’était trouvé un cœur passionné pour faire couvrir sa voix du bruit grave de ces primitifs instruments. Corsaire Sanglot savait comment mourir. Il en avait fixé le jour et l’heure, à trente-neuf ans moins un mois, un jour de juin à l’aube. Il ne savait pas exactement comment il mourrait. Il lui semblait pourtant deviner que ce serait des suites d’une blessure, sinon de mort violente, au Champ-de-Mars. Sous le ciel de papier d’étain qui dévoile à peine la tour Eiffel, les ombres de ses assassins s’enfuient vers la Seine et le souvenir d’une femme adorée se mêle au sens de l’agonie. Il meurt, lui semble-t-il, dans ce paysage qui est l’une des sept merveilles du monde moderne ou bien, le lendemain, dans un lit rêche, les vitres d’un atelier pâlissant au-dessus de sa tête et les premiers ouvriers se dirigeant vers le métro, martelant d’un pas sec le trottoir matinal. À ce moment peut-être, boulevard Diderot, exécutera-t-on un assassin entre un procureur à chapeau haut de forme et un docteur nu-tête. Le frissonnement humide des arbres sera la dernière manifestation pour le condamné et pour lui, de l’univers matériel. Après quoi, sans doute à la même minute, eux, frères inconnus l’un à l’autre, ils seront la proie de leur rêve. Que nul autre que lui n’ouvre la bouche à cet instant suprême. Il lui appartiendra de commander l’ultime roulement de tambours et de clore sur un mystère intégral cette bouche de chair séduisante, tendre et cruelle, ces yeux plus beaux encore à l’instant de l’amour. Une forêt de sapins se dresse dans la pensée de Corsaire Sanglot. Caché par leurs troncs et leurs aiguilles, il assiste aux guillotinades de la Terreur. Et c’est la procession des admirables et des méprisables. Le bourreau, d’un geste renouvelé et toujours identique à lui-même, soulève des têtes tranchées. Têtes d’aristocrates ridicules, têtes d’amoureux pleines de leur amour, têtes de femmes qu’il est héroïque de condamner. Mais, amour ou haine, pouvaient-elles inspirer d’autres actes. Une montgolfière de papier passe légèrement au-dessus du théâtre révolutionnaire. Le marquis de Sade met son visage près de celui de Robespierre. Leurs deux profils se détachent sur la lunette rouge de la guillotine et Corsaire Sanglot admire cette médaille d’une minute.
Charenton ! Charenton ! paisible banlieue troublée parfois par les batailles de maquereaux et les noyades solitaires, tu héberges maintenant le pacifique pêcheur à la ligne, celui, espèce quasi disparue, qui porte encore le chapeau de paille en entonnoir avec un petit drapeau au sommet. Les cris des fous ne retentissent plus dans ton asile désaffecté. Le marquis de Sade n’y porterait plus l’indépendance de son esprit, lui, héros de l’amour et du cœur et de la liberté, héros parfait pour qui la mort n’a que douceur. Membre de la section des piques, nous déplorons le départ de ce citoyen éclairé et éloquent. Les paroles qu’il sut trouver pour exalter parmi nous la mémoire de l’Ami du peuple retentissent encore dans nos mémoires républicaines. Né dans les rangs des aristocrates, le citoyen Sade a pourtant souffert pour la liberté ! On a vu le ci-devant régime poursuivre ce courageux pamphlétaire devant qui le vice ne trouvait aucun voile. Il a dépeint les mœurs corrompues des aristocrates et ceux-ci l’ont poursuivi de leur haine. Nous l’avons vu enfin aux premiers jours de juillet attirer la sainte colère du peuple sur la Bastille. On peut, on doit, pour la justice, reconnaître qu’il fut l’instigateur de la journée du 14 juillet où naquit la liberté ! Il ne profita cependant pas de l’œuvre à laquelle il avait travaillé et ne fut libéré que trois mois plus tard de la prison où le tyran, ayant voulu le soustraire à la reconnaissance populaire, il était encore enfermé. On le vit alors s’adonner au bien et au salut public. Maintenant, les tambours impitoyables de Santerre ont retenti pour lui. Saluons sans rancune cette mort qui l’arrache à notre admiration et au service de la Révolution. Sans doute y trouvera-t-il le repos que son inquiétude, son angoisse et sa passion ne lui auraient jamais permis ici-bas. Et que l’Être suprême, la déesse Raison dans les bras desquels il s’endort, le consolent des peines qu’il a subies sur terre pour le triomphe de la justice. La République, désormais assez forte, transmettra son exemple à ses enfants et accueillera sa mémoire dans ses glorieuses annales.
Délire, tu n’as pas salué la mort lucide du marquis. La tyrannie a repris son empire sur l’esprit et il est mort pendant quatorze ans au roulement monotone des tambours de l’Empire.
Tombeaux, tombeaux ! Dressés sur un récif de Saint-Malo parmi l’écume ou bien creusés dans une forêt vierge par des enfants perdus, tombeaux de granit, tombeaux garnis de buis ou de couronnes en perles et fil de fer, tombeaux froids des panthéons, tombeaux violés non loin des pyramides et qui frémissez de foi et d’âmes, tombeaux naturels, façonnés dans la lave brûlante des volcans en éruption ou dans l’eau calme des profondeurs de la mer, tombeaux, vous êtes de ridicules témoins de la petitesse humaine. On n’a jamais mis que des morts dans les tombeaux, des morts matériellement et tant pis pour ceux-là qui attachent indissolublement leur âme méprisable à une méprisable carcasse.
Mais toi, enfin, je te salue, toi dont l’existence doue mes jours d’une joie surnaturelle. Je t’ai aimé rien qu’à ton nom. J’ai suivi le chemin que traçait ton ombre dans un désert mélancolique où, derrière moi, j’ai laissé tous mes amis. Et voici maintenant que je te retrouve alors que je croyais t’avoir fui et le soleil accablant de la solitude morale éclaire à nouveau ton visage et ton corps.
Adieu, monde ! et s’il faut te suivre jusqu’au gouffre, je te suivrai ! Durant des nuits et des nuits je contemplerai tes yeux brillants dans l’obscurité, ton visage à peine éclairé mais visible dans la nuit claire de Paris, grâce à la réverbération dans les chambres des lampadaires électriques. Tes yeux si tendres, humides et attendrissants, je les contemplerai jusqu’à l’aube blanche qui, réveillant les condamnés à mort du doigt d’un fantôme à chapeau haut de forme, nous rappellera que l’heure est passée des contemplations et qu’il faut rire et parler et subir non l’accablant et consolant soleil de midi sur les plages désertes, face au ciel étourdissant parcouru par des nuages folâtres, mais la dure loi de contrainte, le bagne de l’élégance, la pseudo-discipline des relations de la vie et les dangers inexprimables de la fragmentation du rêve par l’existence utilitaire.
Et s’il faut te suivre jusqu’au gouffre, je te suivrai !
Tu n’es pas la passante, mais celle qui demeure. La notion d’éternité est liée à mon amour pour toi. Non, tu n’es pas la passante ni le pilote étrange qui guide l’aventurier à travers le dédale du désir. Tu m’as ouvert le pays même de la passion. Je me perds dans ta pensée plus sûrement que dans un désert. Et encore n’ai-je pas confronté, à l’heure où j’écris ces lignes, ton image en moi à ta « réalité ». Tu n’es pas la passante, mais la perpétuelle amante et que tu le veuilles ou non. Joie douloureuse de la passion révélée par ta rencontre. Je souffre mais ma souffrance m’est chère et si j’ai quelque estime pour moi, c’est pour t’avoir heurtée dans ma course à l’aveugle vers des horizons mobiles.
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Robert DESNOS
Robert Desnos est un poète français, né le 4 juillet 1900 à Paris et mort du typhus le 8 juin 1945 au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie à peine libéré du joug de l’Allemagne nazie. Autodidacte et rêvant de poésie, Robert Desnos est introduit vers 1920 dans les milieux littéraires modernistes et... [Lire la suite]
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