Albertus, 11 – CI à CX
CI
Il n’en fut pas ainsi. — La dame était si belle
Qu’un saint du paradis se fût damné pour elle.
— Un poëte amoureux n’aurait pas inventé
D’idéal plus parfait. — O Nature ! Nature !
Devant ton œuvre, à toi, qu’est-ce que la peinture ?
Qu’est-ce que Raphaël, ce roi de la beauté ?
Qu’est-ce que le Corrége et le Guide et Giorgione,
Titien, et tous ces noms qu’un siècle à l’autre prône ?
Ô Raphaël ! Crois-moi, jette là tes crayons ;
Ta palette, ô Titien ! — Dieu seul est le grand maître,
Il garde son secret et nul ne le pénètre,
Et vainement nous l’essayons.CII
Oh ! Le tableau charmant ! — Toute honteuse, et rouge
Comme une fraise en mai, sur sa gorge qui bouge,
Elle penche la tête et croise les deux bras.
— Avec son air mutin, et sa petite moue,
Ses longs cils palpitants qui caressent sa joue,
Sa peau plus brune encor sous la blancheur des draps ;
Avec ses grands cheveux aux naturelles boucles,
Ses yeux étincelants comme des escarboucles,
Son col blond et doré, sa bouche de corail,
Son pied de Cendrillon et sa jambe divine,
Et ce que l’ombre cache et ce que l’on devine,
Seule elle valait un sérail. —CIII
Les rideaux sont tombés : — des rires frénétiques,
Des cris de volupté, des râles extatiques,
De longs soupirs mourants, des sanglots et des pleurs :
— Idolo del mio cuor, anima mia, mon ange,
Ma vie, — et tous les mots de ce langage étrange
Que l’amour délirant invente en ses fureurs,
Voilà ce qu’on entend. — L’alcôve est au pillage,
Le lit tremble et se plaint, le plaisir devient rage ;
— Ce ne sont que baisers et mouvements lascifs ;
Les bras autour des corps se crispent et se tordent,
L’œil s’allume, les dents s’entre-choquent et mordent,
Les seins bondissent convulsifs.CIV
La lampe grésilla. — Dans le fond de l’alcôve
Passa, comme l’éclair, un jour sanglant et fauve ;
Ce ne fut qu’un instant, mais Albertus put voir
Véronique, la peau d’ardents sillons marbrée,
Pâle comme une morte, et si défigurée
Que le frisson le prit ; — puis tout redevint noir. —
La sorcière colla sa bouche sur la bouche
Du jeune cavalier, et de nouveau la couche
Sous des élans d’amour en gémissant plia.
— Minuit sonna. — Le timbre au bruit sourd de la grêle
Qui cinglait les carreaux joignit son fausset grêle,
Le hibou du donjon cria.CV
Tout à coup, sous ses doigts, ô prodige à confondre
La plus haute raison ! Albertus sentit fondre
Les appas de sa belle, et s’en aller les chairs.
— Le prisme était brisé. — Ce n’était plus la femme
Que tout Leyde adorait, mais une vieille infâme,
Sous d’épais sourcils gris roulant de gros yeux verts,
Et pour saisir sa proie, en manière de pinces,
De toute leur longueur ouvrant de grands bras minces.
— Le diable eût reculé. — De rares cheveux blancs
Sur son col décharné pendaient en roides mèches,
Ses os faisaient le gril sous ses mamelles sèches,
Et ses côtes trouaient ses flancs.CVI
Quand il se vit si près de cette mort vivante,
Tout le sang d’Albertus se figea d’épouvante ;
— Ses cheveux se dressaient sur son front, et ses dents
Choquaient à se briser ; — cependant le squelette
À sa joue appuyant sa lèvre violette,
Le poursuivait partout de ses rires stridents. —
Dans l’ombre, au pied du lit, grouillaient d’étranges formes,
Incubes, cauchemars, spectres lourds et difformes
Un cercueil de Callot et de Goya complet !
Des escargots cornus sortant du joint des briques
Argentaient les vieux murs de baves phosphoriques ;
La lampe fumait et râlait.CVII
Au lieu du lit doré, c’était un grabat sale ;
Au lieu du boudoir rose une petite salle
D’un aspect misérable, où, dans un vieux châssis,
Frissonnaient des carreaux étoilés ; où les voûtes,
Vertes d’humidité, suaient à grosses gouttes,
Et laissaient choir leurs pleurs sur les pavés noircis.
— Juan, redevenu chat, jetait mille étincelles,
Fascinait Albertus du feu de ses prunelles,
Et comme le barbet de Faust, l’emprisonnant
De magiques liens, avec sa noire queue,
Sur la dalle, où s’allume une lumière bleue,
Traçait un cercle rayonnant.CVIII
La vieille fit : — Hop ! hop ! Et par la cheminée
De reflets flamboyants soudain illuminée,
Deux manches à balais, tout bridés, tout sellés,
Entrèrent dans la salle avec force ruades,
Caracoles et sauts, voltes et pétarades,
Ainsi que des chevaux par leur maître appelés.
— C’est ma jument anglaise et mon coureur arabe,
Dit la sorcière ouvrant ses griffes comme un crabe
Et flattant de la main ses balais sur le col.
— Un crapaud hydropique, aux longues pattes grêles,
Tint l’étrier. — Housch ! Housch ! — Comme des sauterelles
Les deux balais prirent leur vol.CIX
Trap ! Trap ! — Ils vont, ils vont comme le vent de bise;
— La terre sous leurs pieds file rayée et grise,
Le ciel nuageux court sur leur tête au galop ;
À l’horizon blafard d’étranges silhouettes
Passent. — Le moulin tourne et fait des pirouettes,
La lune en son plein luit rouge comme un fallot ;
Le donjon curieux de tous ses yeux regarde,
L’arbre étend ses bras noirs, — la potence hagarde
Montre le poing et fuit emportant son pendu ;
Le corbeau qui croasse et flaire la charogne,
Fouette l’air lourdement, et de son aile cogne
Le front du jeune homme éperdu.CX
Chauves-souris, hiboux, chouettes, vautours chauves,
Grands-ducs, oiseaux de nuit aux yeux flambants et fauves,
Monstres de toute espèce et qu’on ne connaît pas,
Stryges au bec crochu, goules, larves, harpies,
Vampires, loups-garous, brucolaques impies,
Mammouths, léviathans, crocodiles, boas,
Cela grogne, glapit, siffle, rit et babille,
Cela grouille, reluit, vole, rampe et sautille ;
Le sol en est couvert, l’air en est obscurci.
— Des balais haletants la course est moins rapide,
Et de ses doigts noueux tirant à soi la bride,
La vieille cria : — C’est ici.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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