Albertus, 10 – XCI à C
XCI
Véronique sonna. — La portière dorée
S’entr’ouvrit. — Revêtu d’une riche livrée,
Un petit page entra qui portait des plateaux,
— Un vrai page flamand, tête blonde et rosée,
Comme celle qu’on voit au terburg du musée.
— Il posa sur la table et flacons et gâteaux,
Plaça l’argenterie, et la vaisselle plate,
Versa de haut le vin dans les verres à patte,
Salua nos galants et puis s’éloigna d’eux.
— C’était un vin du Rhin dont la robe vermeille
Jaunissait de vieillesse, un vin mis en bouteille
Au moins depuis un siècle-ou deux !XCII
Il luisait comme l’or au fond du vidrecome ;
— Un seul verre eût suffi pour étourdir un homme :
Albertus au second s’acheva de griser.
— À son œil fasciné chaque objet était double,
Tout flottait sans contour dans une vapeur trouble ;
Le plancher ondulait, les murs semblaient valser.
— La belle avait jeté toute honte en arrière,
Et, donnant à ses feux une libre carrière,
De ses bras convulsifs lui faisait un collier,
Se collait à son corps avec délire et fièvre,
Le prenait par la tête et jusque sur sa lèvre
Tâchait de le faire plier.XCIII
Albertus n’était pas de glace ni de pierre :
— Quand même il l’eût été, sous la noire paupière
De la dame brillait un soleil dont le feu
Eût animé la pierre et fait fondre la glace :
— Un ange, un saint du ciel, pour être à cette place,
Eussent vendu leur stalle au paradis de Dieu.
— Oh ! Dit-il, mon cœur brûle à cette étrange flamme
Qui dans ton œil rayonne, et je vendrais mon âme
Pour t’avoir à moi seul tout entière et toujours.
— Un seul mot de ta bouche à la vie éternelle
Me ferait renoncer. — L’éternité vaut-elle
Une minute de tes jours !XCIV
— Est-ce bien vrai cela ? Reprit la Véronique
Le sourire à la bouche et d’un air ironique,
Et répéteriez-vous ce que vous avez dit ?
— Que pour vous posséder je donnerais mon âme
Au diable, si le diable en voulait, oui, madame,
Je l’ai dit. — Eh bien ! Donc, à jamais sois maudit,
Cria l’ange gardien d’Albertus. Je te laisse,
Car tu n’es plus à Dieu. — Le peintre en son ivresse
N’entendit pas la voix, et l’ange remonta.
— Un nuage de soufre emplit la chambre, un rire
De Méphistophélès, que l’on ne peut décrire,
Tout à coup dans l’air éclata.XCV
Comme ceux d’une orfraie ou d’un hibou dans l’ombre,
Les yeux de Véronique un instant d’un feu sombre
Brillèrent ; — cependant Albertus n’en vit rien,
Certes, s’il l’avait vu, quel que fût son courage,
À leur expression égarée et sauvage,
Il se serait signé de peur, — car c’était bien
Un regard exprimant un mal irrémédiable,
Un regard de damné demandant l’heure au diable.
— On y lisait : — Toujours, jamais, éternité.
C’était vraiment horrible. — Une prunelle d’homme,
À de pareils éclairs, mourrait et fondrait comme
Fond le bitume au feu jeté.XCVI
Et ses lèvres tremblaient. — On eût dit qu’un blasphême
Allait s’en échapper, quand tout à coup : — Je t’aime !
Dit-elle bondissant comme un tigre en fureur.
Mais sais-tu ce que c’est que l’amour d’une femme ?
En demandant le mien, as-tu sondé ton âme ?
As-tu bien calculé les forces de ton cœur ?
Que te sens-tu dans toi de puissant et de large
À porter sans plier une pareille charge ?
Toujours ! Songes-y bien, d’un éternel amour
Il n’est dans l’univers qu’un seul être capable,
Et cet être, c’est Dieu, — car il est immuable ;
L’homme d’un jour n’aime qu’un jour.XCVII
Dans le fond du boudoir un rayon de la lampe
Qui, sur les murs dorés, vague et bleuâtre rampe
Derrière les rideaux, tirés discrètement,
Fait deviner un lit. — Albertus, sans mot dire
(c’était bien répondu), de ce côté l’attire,
Sur le bord de ce lit la pousse doucement…
C’est ici que s’arrête en son style pudique,
Tout rouge d’embarras, le narrateur classique
— Que ne fait-on pas dire à cet honnête point ?
Jamais comme immoral Basile ne le biffe,
Et dans un roman chaste il est l’hiéroglyphe
De ce qui ne l’est guère ou point.XCVIII
Moi qui ne suis pas prude, et qui n’ai pas de gaze
Ni de feuille de vigne à coller à ma phrase,
Je ne passerai rien. — Les dames qui liront
Cette histoire morale auront de l’indulgence
Pour quelques chauds détails. — Les plus sages, je pense,
Les verront sans rougir, et les autres crieront.
D’ailleurs, — et j’en préviens les mères de famille,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines. — Mes vers
Sont des vers de jeune homme et non un catéchisme.
Je ne les châtre pas, — dans leur décent cynisme
Ils s’en vont droit ou de travers,XCIX
Peu m’importe, selon que dame poésie,
Leur maîtresse absolue, en a la fantaisie,
Et, chastes comme Adam avant d’avoir péché,
Ils marchent librement dans leur nudité sainte,
Enfants purs de tout vice et laissant voir sans crainte
Ce qu’un monde hypocrite avec soin tient caché.
— Je ne suis pas de ceux dont une gorge nue,
Un jupon un peu court, font détourner la vue. —
Mon œil plutôt qu’ailleurs ne s’arrête pas là,
— Pourquoi donc tant crier sur l’œuvre des artistes ?
Ce qu’ils font est sacré ! — Messieurs les rigoristes,
N’y verriez-vous donc que cela ?C
— Le peintre avait coupé le corset. — Véronique
N’avait sur son beau corps pour vêtement unique
Qu’une toile de Flandre ; — un nuage de lin
De l’air tramé ; — du vent, une brume de gaze
Laissant sous ses réseaux courir l’œil en extase :
— Tout ce que vous pourrez imaginer de fin.
Albertus eut bientôt brisé ce rempart frêle,
Et dans un tour de main déshabillé la belle.
— Il eut tort, c’est gâter soi-même son plaisir,
C’est tuer son amour et lui creuser sa tombe,
Hélas ! Car bien souvent avec le voile tombe
L’illusion et le désir.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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