Albertus, 09 – LXXXI à XC
LXXXI
Albertus travaillait. — C’était un paysage.
Salvator eût signé cette selve selvagge.
— Au premier plan des rocs, — au second les donjons
D’un château dentelant de ses flèches aiguës
Un ciel ensanglanté, semé d’îles de nues.
— Les grands chênes pliaient comme de faibles joncs,
Les feuilles tournoyaient en l’air ; l’herbe flétrie,
Comme les flots hurlants d’une mer en furie,
Ondait sous la rafale, et de nombreux éclairs
De reflets rougeoyants incendiaient les cimes
Des pins échevelés, penchés sur les abîmes
Comme sur le puits des enfers.LXXXII
On entra. — C’était Juan. — Une lumière bleue
Éclaira l’atelier, et quoiqu’il n’eût ni queue,
Ni cornes, ni pied-bot, — quoiqu’il ne sentît pas
Le soufre ou le bitume, à son regard oblique,
À sa lèvre que crispe un rire sardonique,
À son geste anguleux, à sa voix, à son pas,
Tout homme un peu prudent aurait couru bien vite
À sa bible et vous l’eût aspergé d’eau bénite.
— Albertus n’en fit rien ; — il ne le voyait point ;
Son âme avec ses yeux était à sa peinture.
— Signor, c’est un billet, dit le diable-Mercure
En le tirant par son pourpoint.LXXXIII
Notre artiste l’ouvrit ; cherchant la signature
Et ne la trouvant pas : — Infâme créature !
Dit-il entre ses dents. — Irez-vous ? — Oui, j’irai.
— Quand ? Reprit Juan d’un ton doucereux. — Tout à l’heure.
— Vive Dieu ! C’est parler. La signora demeure
À quatre pas d’ici ; je vous y conduirai.
— C’est bien, dit Albertus, décrochant son épée,
Un André Ferrara, — fine lame, trempée
Du sang de maints vaillants. — Je suis à vous. Pietro !
Une tête hâlée apparut à la porte
Et dit : « Che vuoi, signor ? — Vite que l’on m’apporte
Ma cape avec mon sombrero. »LXXXIV
Le temps de compter trois il revient. — La toilette
Du jeune cavalier en un instant fut faite,
Et, le valet ayant approché le miroir,
Il sourit, — et parut fort content de lui-même,
Mais tout à coup son teint, de pâle devint blême ;
Il avait (le vit-il ou bien crut-il le voir ? ),
Il avait vu bouger dans son cadre la tête
De la vénitienne, et sa bouche muette
Remuer et s’ouvrir comme voulant parler.
— Eh bien ! Signor, fit Juan. — Povera, dit l’artiste
Caressant le portrait d’un regard doux et triste,
Il est trop tard pour reculer.LXXXV
Ils sortirent tous deux. — La ville était déserte.
À peine çà et là quelque croisée ouverte,
La pluie à fils pressés hachait le ciel obscur ;
Un vent de nord faisait, ainsi que des mouettes
Par un gros temps, crier toutes les girouettes.
Un ivrogne attardé passait battant le mur,
Une fille de joie attendait sur la borne.
— Albertus suivait Juan silencieux et morne ;
Certe, il n’avait ni l’air ni le pas d’un galant.
— Un larron qu’un prévôt conduit à la potence,
Un écolier qui va subir sa pénitence,
Ne marchent pas d’un pied plus lent.LXXXVI
Il eût pu retourner chez lui, — mais l’aventure
Était réellement bizarre et de nature
À piquer jusqu’au vif la curiosité ;
Aussi notre héros voulut-il la poursuivre.
L’on arrive. — Don Juan prend le marteau de cuivre
D’une poterne et frappe avec autorité.
Des yeux noirs, des fronts blancs, sous les vitres flamboient,
La maison s’illumine, et des lueurs tournoient
Aux flancs sombres des murs. — De palier en palier
La lumière descend, — la porte en bronze s’ouvre,
L’intérieur splendide et vaste se découvre
À l’œil du jeune cavalier.LXXXVII
Un petit négrillon qui tenait une torche
De cire parfumée, attendait sous le porche.
Sa livrée écarlate, avec des galons d’or,
Était riche et galante. — Allons, dit Juan, beau page
Conduisez ce seigneur par le secret passage.
Albertus le suivit. — Au bout d’un corridor
Une courtine rouge à demi relevée
Se referme sur lui ; — flairant son arrivée,
Deux grands lévriers blancs, couchés sur le tapis,
Hument l’air autour d’eux, lèvent leur longue tête,
Poussent entre leurs dents une plainte inquiète,
Et puis retombent assoupis.LXXXVIII
D’honneur, vous eussiez dit un boudoir de duchesse,
Tout s’y trouvait : — comfort, élégance et richesse.
— Sur un beau guéridon de bois de citronnier
Brillait, comme une étoile, une lampe d’albâtre
Qui jetait par la chambre un jour doux et bleuâtre.
— Des perles, de la soie, un coffre à clous d’acier,
De blondes sépias, de fraîches aquarelles,
Des albums, des écrans aux découpures frêles,
La dernière revue et le nouveau roman,
Un masque noir brisé, — mille riens fashionables,
Pêle-mêle jetés, jonchaient fauteuils et tables ;
— C’était un désordre charmant !LXXXIX
Notre innamorata, couchée autant qu’assise
Sur un moelleux divan, jeta, comme surprise,
Un petit cri d’enfant, quand Albertus entra ;
Puis, — prenant d’un coup d’œil les conseils de la glace,
Refit bouffer sa manche et remit à leur place
Quelques rubans mutins. — Jamais la signora
N’avait été mieux mise ; elle était adorable,
En état d’amener une recrue au diable,
Autant que femme au monde, et même plus ; — Ses yeux
Noirs et brillants avaient, sous leurs longues paupières,
Tant de morbidezza, son geste et ses manières
Un abandon si gracieux !XC
Albertus un instant crut voir sa vénitienne
— La coiffure bizarre ornée à l’italienne
De grosses boules d’or et de sequins percés,
Le collier de corail, la croix et l’amulette,
Les touffes de rubans et toute la toilette ;
La peau couleur d’orange, aux tons chauds et foncés,
L’expression rêveuse et l’attitude molle,
Le regard tout pareil et la même parole :
Elle lui ressemblait à faire illusion.
— Connaissant Albertus et son humeur fantasque,
La sorcière avait cru devoir prendre ce masque
Pour contenter sa passion.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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