Albertus, 03 – XXI à XXX
XXI
Elle se frotte l’œil et puis toute la face ;
— La rose y reparaît, le moindre pli s’efface,
Comme les plis de l’eau quand le vent est tombé ;
L’émail luit dans sa bouche, une vive étincelle,
Un diamant de feu nage dans sa prunelle ;
Ses cheveux sont de jais, son corps n’est plus courbé.
— Elle est belle à présent, mais belle à faire envie.
Plus d’un beau cavalier exposerait sa vie
Seulement pour toucher sa main du bout du doigt,
Et l’on ne songe pas, en voyant cette tête
Si charmante, ce corps, cette taille parfaite,
À quels moyens elle les doit.XXII
Une perle d’amour ! — De longs yeux en amande
Parfois d’une douceur tout à fait allemande,
Parfois illuminés d’un éclair espagnol ;
Deux beaux miroirs de jais, à vous donner l’envie
De vous y regarder pendant toute la vie,
— Un son de voix plus doux qu’un chant de rossignol ;
Sontag et Malibran, dont chaque note vibre,
Et dans le cœur se noue à quelque intime fibre ;
La malice de Puck, la grâce d’Ariel,
Une bouche mutine où la petite moue
D’Esmeralda se mêle au sourire et se joue ;
— Un miracle, un rêve du ciel ! —XXIII
Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle,
— Très-belle ! — C’est-à-dire elle paraissait telle,
Et c’est la même chose. — Il suffit que les yeux
Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime.
— Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même
Que s’il était prouvé par l’algèbre. — Être heureux,
Qu’est-ce ? Sinon le croire et caresser son rêve,
Priant Dieu qu’ici-bas jamais il ne s’achève ;
Car la foi seule peut nous faire voir le ciel
Dans l’exil de la vie, et ce désert du monde
Où la félicité sur le néant se fonde,
Et le malheur sur le réel.XXIV
La flamme qui dormait s’éveille ; — Véronique
Sort du cercle, revêt une blanche tunique,
Une robe de pourpre, — au lieu du béguin noir
Qu’elle portait avant, sur sa tête elle place
Un chaperon d’hermine, et, prenant une glace,
S’y mire plusieurs fois et sourit de se voir.
La lune en ce moment, par une déchirure
De nuage, dardait sa clarté faible et pure ;
— La porte était ouverte, en sorte qu’on pouvait
Du dehors distinguer le dedans, et sans doute
Si quelqu’un à cette heure eût passé sur la route,
Il aurait pensé qu’il rêvait.XXV
Véronique, du bout de sa baguette touche
Le matou qui lui lance un regard faux et louche,
Et se roule à ses pieds en faisant le gros dos ;
Tourne trois fois en rond, fait des signes mystiques,
Et prononce tout bas des mots cabalistiques :
— Spectacle à vous figer la moelle dans les os ! —
À la place du chat paraît un beau jeune homme,
Nez aquilin, front haut, moustache noire, comme
La jeune fille en voit dans ses songes d’amour.
— Avec son manteau rouge et son pourpoint de soie,
Sa dague de Tolède au pommeau qui chatoie,
Vraiment il était fait au tour !XXVI
— C’est bien, dit Véronique, en tendant sa main blanche
Au jeune cavalier qui, le poing sur la hanche,
En silence attendait ; — Don Juan, conduisez-moi.
— Juan s’inclina. — Madame, où faut-il qu’on vous mène ?
La dame se pencha sur son oreille ; à peine
Deux syllabes, — Don Juan comprit. — Holà donc! Toi,
Leporello, dit-il d’une voix haute et claire,
Madame veut sortir, prends une torche, éclaire
Madame. — À l’instant même une cire à la main
Leporello paraît amenant la voiture ;
Ils y montent, — le fouet claque, le cocher jure,
Et les voilà sur le chemin.XXVII
Mais quel chemin encor ? — C’est un profond mystère.
— Il faisait nuit ; d’ailleurs, dans ce lieu solitaire
Qui diable eût pu les voir ? — Personne ; tout dormait ;
La lune avait bandé ses yeux bleus d’un nuage
De peur d’être indiscrète. — Au terme du voyage,
Sans que nul se doutât de ce qu’elle enfermait,
La voiture parvint. — Pas un seul grain de boue
À ses larges panneaux armoriés ; — la roue,
Comme si les cailloux eussent été doublés
De soie et de velours, roulait muette et sourde
À travers champs, toujours tout droit, et si peu lourde
Qu’elle ne couchait pas les blés !XXVIII
Pour le présent, la scène est transportée à Leyde.
— Ce singe enjuponné, cette sorcière laide
À faire à Belzébuth tourner les deux talons ;
— Jeune et belle à présent, vivante poésie,
Trésor de grâces, fait sécher de jalousie
Sous leurs vertugadins chamarrés de galons,
Leurs bonnets à carcasse élevés de six toises,
Les beautés à la mode et les Vénus bourgeoises
De l’endroit ; — le salon de Dame Barbara
Von Altenhorff, — celui de la comtesse anglaise
Cecilia Wilmot est vide ; on est à l’aise
Chez la landgrave de Gotha !XXIX
Jeunes et vieux, — robins en perruque poudrée,
Fats portant autour d’eux une atmosphère ambrée ;
Militaires en beaux uniformes, traînant
Sur le parquet sonore une épée incongrue ;
Peintres, musiciens, — tout le monde se rue
Chez l’étrangère, et bien qu’il soit peu convenant,
Au dire d’une vieille et méchante bégueule,
D’accaparer ainsi les hommes pour soi seule,
Surtout lorsque l’on n’a qu’un minois chiffonné
Et la beauté du diable, — on s’y portait ; — l’unique
Entretien de la ville était sur Véronique :
Jamais nom ne fut plus prôné !XXX
C’était un engouement, un délire, une rage,
Des battements de mains, des bravos, un tapage,
Quand elle paraissait, à ne s’entendre pas.
— Jamais dilettanti n’ont du fond de leurs loges
Sur la prima dona fait pleuvoir plus d’éloges,
De bouquets et de vers, certes, qu’à chaque pas
La belle Véronique-aux bals, dans les théâtres,
Partout, — n’en recevait des Mein hers idolâtres.
— Les poëtes faisaient des sonnets sur ses yeux
Et l’appelaient soleil ou lune-en acrostiches ;
Les peintres barbouillaient son image, — et les riches
Se ruinaient à qui mieux mieux.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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