Albertus, 01 – I à X
I
Sur le bord d’un canal profond dont les eaux vertes
Dorment, de nénufars et de bateaux couvertes,
Avec ses toits aigus, ses immenses greniers,
Ses tours au front d’ardoise où nichent les cigognes,
Ses cabarets bruyants qui regorgent d’ivrognes,
Est un vieux bourg flamand tel que les peint Teniers.
— Vous reconnaissez-vous ? — Tenez, voilà le saule,
De ses cheveux blafards inondant son épaule
Comme une fille au bain ; l’église et son clocher,
L’étang où des canards se pavane l’escadre ;
Il ne manque vraiment au tableau que le cadre
Avec le clou pour l’accrocher.II
Confort et far-niente ! — Toute une poésie
De calme et de bien-être, à donner fantaisie
De s’en aller là-bas être flamand ; d’avoir
La pipe culottée et la cruche à fleurs peintes,
Le vidrecome large à tenir quatre pintes,
Comme en ont les buveurs de Brauwer, et le soir
Près du poêle qui siffle et qui détonne, au centre
D’un brouillard de tabac, les deux mains sur le ventre,
Suivre une idée en l’air, dormir ou digérer,
Chanter un vieux refrain, porter quelque rasade,
Au fond d’un de ces chauds intérieurs, qu’Ostade
D’un jour si doux sait éclairer !III
À vous faire oublier, à vous, peintre et poëte,
Ce pays enchanté dont la mignon de Goethe,
Frileuse, se souvient, et parle à son Wilhem ;
Ce pays du soleil où les citrons mûrissent,
Où de nouveaux jasmins toujours s’épanouissent :
Naples pour Amsterdam, le lorrain pour Berghem ;
À vous faire donner pour ces murs verts de mousses
Où Rembrandt, au milieu de ces ténèbres rousses,
Fait luire quelque Faust en son costume ancien,
Les beaux palais de marbre aux blanches colonnades,
Les femmes au teint brun, les molles sérénades,
Et tout l’azur vénitien !IV
Dans ce bourg autrefois vivait, dit la chronique,
Une méchante femme ayant nom Véronique ;
Chacun la redoutait, et répétait tout bas
Qu’on avait entendu des murmures étranges
Autour de sa demeure, et que de mauvais anges
Venaient pendant la nuit y prendre leurs ébats.
— C’étaient des bruits sans nom inconnus à l’oreille,
Comme la voix d’un mort qu’en sa tombe réveille
Une évocation ; de sourds vagissements
Sortant de dessous terre, et des rumeurs lointaines,
Des chants, des cris, des pleurs, des cliquetis de chaînes,
D’épouvantables hurlements.V
Même dame Gertrude avait un jour d’orage
Vu de ses propres yeux, du milieu d’un nuage,
À cheval sur la foudre un démon noir sortir,
Traverser le ciel rouge, et dans la cheminée,
De bleuâtres vapeurs soudain environnée,
La tête la première en hurlant s’engloutir.
La grange du fermier Justus Van Eyck s’embrase
Sans qu’on puisse l’éteindre, et par sa chute écrase,
Avalanche de feu, quatre des travailleurs.
Des gens dignes de foi jurent que Véronique
Se trouvait là, riant d’un rire sardonique,
Et grommelant des mots railleurs !VI
La femme du brasseur Cornelis met au monde,
Avant terme, un enfant couvert d’un poil immonde,
Et si laid que son père eût voulu le voir mort.
— On dit que Véronique avait sur l’accouchée
Depuis ce temps malade, et dans son lit couchée,
Par un mystère noir jeté ce mauvais sort.
Au reste, tous ces bruits, son air sauvage et louche
Les justifiait bien. — Œil vert, profonde bouche,
Dents noires, front coupé de rides, doigts noueux,
Dos voûté, pied tortu sous une jambe torse,
Voix rauque, âme plus laide encor que son écorce,
Le diable n’est pas plus hideux.VII
Cette vieille sorcière habitait une hutte,
Accroupie au penchant d’un maigre tertre, en butte
L’été comme l’hiver au choc des quatre vents ;
Le chardon aux longs dards, l’ortie et le lierre
S’étendent à l’entour en nappe irrégulière ;
L’herbe y pend à foison ses panaches mouvants,
Par les fentes du toit, par les brèches des voûtes
Sans obstacle passant, la pluie à larges gouttes
Inonde les planchers moisis et vermoulus.
À peine si l’on voit dans toute la croisée
Une vitre sur trois qui ne soit pas brisée,
Et la porte ne ferme plus.VIII
La limace baveuse argente la muraille
Dont la pierre se gerce et dont l’enduit s’éraille ;
Les lézards verts et gris se logent dans les trous,
Et l’on entend le soir sur une note haute
Coasser tout auprès la grenouille qui saute,
Et râler aigrement les crapauds à l’œil roux.
— Aussi, pendant les soirs d’hiver, la nuit venue,
Surtout quand du croissant une ouateuse nue
Emmaillotte la corne en un flot de vapeur,
Personne, — non pas même Eisenbach le ministre, —
N’ose passer devant ce repaire sinistre
Sans trembler et blêmir de peur.IX
De ces dehors riants l’intérieur est digne :
Un pandémonium ! Où sur la même ligne,
Se heurtent mille objets fantasquement mêlés.
— Maigres chauves-souris aux diaphanes ailes,
Se cramponnant au mur de leurs quatre ongles frêles,
Bouteilles sans goulot, plats de terre fêlés,
Crocodiles, serpents empaillés, plantes rares,
Alambics contournés en spirales bizarres,
Vieux manuscrits ouverts sur un fauteuil bancal,
Foetus mal conservés saisissant d’une lieue
L’odorat, et collant leur face jaune et bleue
Contre le verre du bocal !X
Véritable sabbat de couleurs et de formes,
Où la cruche hydropique, avec ses flancs énormes,
Semble un hippopotame, et la fiole au grand cou,
L’ibis égyptien au bord du sarcophage
De quelque pharaon ou d’un ancien roi mage ;
Ivresse d’opium et vision de fou,
Où les récipients, matras, siphons et pompes,
Allongés en phallus ou tortillés en trompes,
Prennent l’air d’éléphants et de rhinocéros,
Où les monstres tracés autour du zodiaque,
Portant écrit au front leur nom en syriaque,
Dansent entre eux des boléros !
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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