Albertus, 06 – LI à LX
LI
Sans cela l’univers aurait eu mon poëme
En mil huit cent vingt-neuf, et beaucoup plus tôt même ;
Mais, comme je l’ai dit, je n’avais pas le temps
D’enfiler dans un vers des mots, comme des perles
Dans un cordon. — J’allais ouïr siffler les merles
Avec elle aux grands bois ; — l’on était au printemps.
Elle, comme un enfant, courait dans la rosée
Après les papillons, et la jambe arrosée
D’une pluie argentée, allait chantant toujours ;
Chaque fleur sous ses pas inclinait son ombrelle.
— Moi, je la regardais ; — La nature était belle,
Et riait comme nos amours.LII
Mai dans le gazon vert faisait rougir la fraise :
— Dès qu’elle en trouvait une, heureuse et sautant d’aise,
Elle accourait bien vite et voulait partager ;
Moi, je ne voulais pas ; — c’était une bataille !
D’un bras j’emprisonnais ses deux bras et sa taille,
Et de mon autre main je la faisais manger.
Elle me résistait d’abord, mais, bientôt lasse
D’une lutte inégale, elle demandait grâce,
Promettant de payer en baisers sa rançon.
— Alors, comme un oiseau dont on ouvre la cage,
Elle prenait son vol et fuyait, la sauvage,
Se cacher derrière un buisson.LIII
Et puis je l’entendais rire sous la feuillée
De me tromper ainsi. — Quelque abeille éveillée
Sortant d’une clochette, un lézard, un faucheux,
Arpentant son col blanc avec ses pattes grêles,
Une chenille prise aux plis de ses dentelles,
La ramenait bientôt poussant des cris affreux.
— Elle cachait son front contre moi, toute blanche ;
Tressaillant quand le vent remuait une branche,
Ses beaux seins effarés, au tic tac de son cœur
Tremblaient et palpitaient comme deux tourterelles
Surprises dans le nid, qui font un grand bruit d’ailes
Entre les doigts de l’oiseleur.LIV
Tout en la rassurant, d’une main aguerrie
Je saisissais le monstre, et de sa peur guérie
Elle recommençait à rire, et s’asseyait
Sur un de mes genoux se moquant d’elle-même,
Et m’embrassait disant : — mon dieu, comme je l’aime !
Puis le baiser rendu, rêveuse, elle appuyait
Sa tête à mon épaule, et fermait sa paupière
Comme pour s’endormir. — Un long jet de lumière,
Traversant les rameaux, dorait son front charmant ;
— Le rossignol chantait et perlait ses roulades,
Un vent tout parfumé, sous les vertes arcades
Soupirait langoureusement.LV
Nous ne nous disions rien, et nous avions l’air triste,
Et pourtant, ô mon dieu ! Si le bonheur existe
Quelque part ici-bas, nous étions bien heureux.
— Qu’eût servi de parler ? — Sur nos lèvres pressées
Nous arrêtions les mots, nous savions les pensées ;
Nous n’avions qu’un esprit, qu’une seule âme à deux.
— Comme emparadisés dans les bras l’un de l’autre,
Nous ne concevions pas d’autre ciel que le nôtre.
Nos artères, nos cœurs vibraient à l’unisson ;
Dans les ravissements d’une extase profonde,
Nous avions oublié l’existence du monde,
Nos yeux étaient notre horizon.LVI
Tout ce bonheur n’est plus. Qui l’aurait dit ? Nous sommes
Comme des étrangers l’un pour l’autre ; les hommes
Sont ainsi ; — leur toujours ne passe pas six mois. —
L’amour s’en est allé, Dieu sait où ; — ma princesse,
Comme un beau papillon qui s’enfuit et ne laisse
Qu’une poussière rouge et bleue au bout des doigts.
Pour ne plus revenir a déployé son aile,
Ne laissant dans mon cœur, plus que le sien fidèle,
Que doutes du présent et souvenirs amers.
Que voulez-vous ? — La vie est une chose étrange ;
En ce temps-là j’aimais, et maintenant j’arrange
Mes beaux amours en méchants vers.LVII
Bénévole lecteur, c’est toute mon histoire
Fidèlement contée, autant que ma mémoire,
Registre mal en ordre, a pu me rappeler
Ces riens qui furent tout, dont l’amour se compose
Et dont on rit ensuite. — Excusez cette pause :
La bulle que j’avais pris plaisir à souffler,
Et qui flottait en l’air des feux du prisme teinte,
En une goutte d’eau tout à coup s’est éteinte ;
Elle s’était crevée au coin d’un toit pointu.
— En heurtant le réel, ma riante chimère
S’est brisée, et je n’aime à présent que ma mère ;
Tout autre amour en moi s’est tu.LVIII
Excepté cependant le tien, ô poésie,
Qui parles toujours haut dans une âme choisie !
— Poésie, ô bel ange à l’auréole d’or,
Qui, passant d’un soleil ou d’un monde dans l’autre
Sans crainte de salir tes pieds blancs sur le nôtre,
Dans notre nuit suspends un moment ton essor,
Nous dis des mots tout bas, et du bout de ton aile
Sèches nos pleurs amers ; — et toi, sa sœur jumelle,
Peinture, la rivale et l’égale de Dieu,
Déception sublime, admirable imposture,
Qui redonnes la vie et doubles la nature,
Je ne vous ai pas dit adieu !LIX
— Revenons au sujet. — Le jeune enthousiaste
Était beau cavalier, et certe une plus chaste
Que Véronique eût pu s’enamourer de lui.
Avant d’aller plus loin, il serait bon peut-être
D’esquisser son portrait. — Le dehors fait connaître
Le dedans. — Un soleil étranger avait lui
Sur sa tête et doré d’une couche de hâle
Sa peau d’italien naturellement pâle.
Ses cheveux, sous ses doigts, en désordre jetés,
Tombaient autour d’un front que Gall avec extase
Aurait palpé six mois, et qu’il eût pris pour base
D’une douzaine de traités.LX
Un front impérial d’artiste et de poëte,
Occupant à lui seul la moitié de la tête,
Large et plein, se courbant sous l’inspiration,
Qui cache en chaque ride avant l’âge creusée
Un espoir surhumain, une grande pensée,
Et porte écrit ces mots : — force et conviction. —
Le reste du visage à ce front grandiose
Répondait. — Cependant il avait quelque chose
Qui déplaisait à voir, et, quoique sans défaut,
On l’aurait souhaité différent. — L’ironie,
Le sarcasme y brillait plutôt que le génie ;
Le bas semblait railler le haut.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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