Académie Royale de Musique
O Parnasse lyrique ! Opéra ! palais d’or !
Salut ! L’antique Muse, en prenant son essor,
Fait traîner sur ton front ses robes sidérales
Et défiler en chœur les danses sculpturales.
Peinture ! Poésie ! arts encore éblouis
Des rayons frissonnants du soleil de Louis !
Musique, voix divine et pour les cieux élue,
O groupe harmonieux, Beaux-Arts, je vous salue !
O souvenirs ! c’est là le théâtre enchanté
Où Molière et Corneille et Mozart ont chanté.
C’est là qu’en soupirant la Mort a pris Alceste ;
Là, Psyché, tout en pleurs pour son amant céleste,
A croisé ses beaux bras sur le rocher fatal ;
Là, naïade orgueilleuse aux palais de cristal,Versailles, reine encore, a chanté son églogue ;
Là, parmi les détours d’un charmant dialogue,
Angélique et Renaud, Cybèle avec Atys
Ont cueilli la pervenche et le myosotis,
Et la Muse a suivi d’un long regard humide
Les amours d’Amadis et les amours d’Armide.
Là, Gluck avec Quinault, Quinault avec Lulli
Ont chanté leurs beaux airs pour un siècle poli :
Là, Rossini, vainqueur des lyres constellées,
Fit tonner les clairons de ses grandes mêlées,
Et fit naître à sa voix ces immortels d’hier,
Ces vieux maîtres : Auber, Halévy, Meyerbeer.
C’est là qu’Esméralda, la danseuse bohème,
Par la voix de Falcon nous a dit son poëme,
Et que chantait aussi le cygne abandonné
Dont le suprême chant ne nous fut pas donné.
Ici Taglioni, la fille des sylphides,
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides,
Puis la Danse fantasque auprès des mêmes flots
A fait carillonner ses grappes de grelots.
O féerie et musique ! ô nappes embaumées
Qu’argentent les wilis et les pâles almées !
O temple ! clair séjour que Phébus même élut,
Parnasse ! palais d’or ! grand Opéra, salut !Le cocher s’est trompé. Nous sommes au Gymnase.
Un peuple de bourgeois, nez rouge et tête rase,
Étale des habits de Quimper-Corentin.
Un notaire ventru saute comme un pantin,
Auprès d’un avoué chauve, une cataracte
D’éloquence ; sa femme est verte et lit L’Entr’acte.
Elle arbore de l’or et du strass à foison,
Et renifle, et sa gorge a l’air d’une maison.
Auprès de ce sujet, dont la face verdoie,
S’étalent des cous nus, pelés comme un cou d’oie
Plumée ; et, pêle-mêle, au long de tous ces bancs
Traînent toute l’hermine et tous les vieux turbans
Qui, du Rhin à l’Indus, aient vieilli sur la terre.
J’apprends que l’un des cous est fille du notaire.
O ciel ! voici, parmi ces gens à favoris,
Un vieux monsieur qui porte un habit de Paris.
Il a l’air fort honnête et reste bouche close ;
Adressons-nous à lui pour savoir quelque chose.
C’est une occasion qu’il est bon de saisir.*
Moi.
Monsieur, voudriez-vous me faire le plaisir
De me dire quels sont ces cous d’oie et ces hommes
Jaunes, et dans quel lieu de la terre nous sommes ?
Je me suis égaré, cette dame est ma sœur.
Où suis-je ?Le monsieur qui a l’air honnête.
A l’Opéra.Moi.
Vous êtes un farceur !Le notaire ventru.
Oui, biche, le rideau que tu vois représente
Le roi Louis Quatorze en seize cent soixante-
Douze. Il portait, ainsi que l’histoire en fait foi,
Une perruque avec des rubans. Le grand roi,
Entouré des seigneurs qui forment son cortège,
Donne à Lulli, devant sa cour, le privilège
De l’Opéra, qu’avait auparavant l’abbé
Perrin.Un des cous.
Papa, je crois que mon gant est tombé.Le notaire ventru.
Ça se nettoie avec de la gomme élastique.L’avoué.
Oui, madame, j’assigne et voilà ma tactique.Un avocat.
On l’appelait au Mans maître Pichu minor.
Et moi maître Pichu major.M. Josse.
Le Koh-innor…Un lampiste à lunettes d’or.
Silence !Le bâton du régisseur.
Pan ! pan ! pan !L’avoué.
Je ne suis pas leur dupe !Second cou.
Maman, ce gros monsieur veut s’asseoir sur ma jupe.La dame verte.
Pince-le.Le notaire ventru.
Je ne sais où sera le nouvel
Opéra. C’est, dit-on, à l’ancien que Louvel…L’orchestre.
Tra, la, la, la, la ; ta, la, la, la, lère.Moi.
Qu’est-ce
Que ce bruit-là, monsieur ? qu’a donc la grosse caisse
Contre ces violons enrhumés du cerveau ?
Et pourquoi préluder à l’opéra nouveau
Par J’ai du bon tabac ?Le monsieur qui a l’air honnête.
Monsieur, c’est l’ouverture
De Guillaume Tell.Moi.
Ah !L’avocat.
Madame, la nature
De la pomme de terre est d’aimer les vallons.
Elle atteint dans le Puy la grosseur des melons.Premier cou.
Mon corset me fait mal.M. Canaple sur la scène.
« Il chante et l’Helvétie
Pleure sa liberté ! »L’avocat.
Que la démocratie
S’organise, on verra tous les partis haineux
Fondre leurs intérêts.Chœur général sur la scène.
« Célébrons les doux nœuds ! »Second cou.
Mon cothurne est cassé.M. don Juan dans la loge infernale.
Veux-tu nous aimer, Gothe ?
Soupons-nous à l’Anglais ?Mlle Gothe sur la scène.
Non, c’est une gargote.Chœur des Suisses sur la scène.
« Courons armer nos bras ! »Un triangle égaré.
Ktsin !Une clarinette retardataire.
Trum !Chœur de femmes sur la scène.
« Toi que l’oiseau
Ne suivrait pas ! »L’avoué.
Monsieur, ma femme est un roseau
Pour la douceur.Un violon méchant.
Vzrumz ! vzrumz !
M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou !M. Obin sur le théâtre.
Tra, tra.Premier cou.
Titine,
Le monsieur met son pied le long de ma bottine.M. Arnoux sur le théâtre.
La hou, la hou, la ha.M. Obin sur le théâtre.
Tra trou, trou tra, trou, trou !Le notaire ventru.
Monsieur, que pensez-vous du Genest de Rotrou ?Chœur des Suisses sur la scène.
« Le glaive arme nos bras ! »
L’avoué.
Mais ! la pièce est baroque.
Ce n’est pas tout à fait dans les mœurs de l’époque.
Elle aurait eu besoin d’un bon coup de ciseau.Le notaire ventru.
Hum ! c’est selon.M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou !M. Obin sur le théâtre.
Tra ! tra !Chœur de femmes sur la scène.
« Toi que l’oiseau !… »Chœur de femmes sur la scène.
« Toi qui n’es pas… »M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou !M. Obin sur le théâtre.
Tra ! tra !La dame verte.
J’ai chaud aux joues.Le triangle égaré.
Ktsin !
La clarinette retardataire.
Trum !Le notaire ventru.
Bibiche, c’est le morceau que tu joues
Sur ton piano.Premier cou.
Ça !L’avoué.
J’ai dit à Ducluzeau
Ce que c’est que l’affaire.M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou !Chœur de femmes sur la scène.
« Toi que l’oiseau !… »*
O ma blonde Évohé, ma muse au chant de cygne,
Regarde ce qu’ils font de ce théâtre insigne.
O pudeur ! autrefois, dans ces décors vivants
Où l’œil voyait courir le souffle ailé des vents,
L’eau coulait en ruisseau dans les conques de marbre,
Et le doigt du zéphyr pliait les feuilles d’arbre.
L’orchestre frémissant envoyait à la fois
Son harmonie à l’air comme une seule voix ;
Tout le corps de ballet marchait comme une armée :
Les déesses du chant, troupe jeune et charmée,
Belles comme Ophélie et comme Alaciel,
Avaient dans le gosier tous les oiseaux du ciel ;
La danse laissait voir tous les trésors de Flore
Sous les plis de maillots, vermeils comme l’aurore ;
C’était la vive Elssler, ce volcan adouci,
Lucile et Carlotta, celle qui marche aussiAvec ses pieds charmants, armés d’ailes hautaines,
Sur la cime des blés et l’azur des fontaines.
L’audace d’une femme, arrêtant ce concours,
A remis une bande au bas des jupons courts
Et plongé les ténors au sein de la banlieue.
Cruelle Éris, déesse à chevelure bleue,
Déesse au dard sanglant, déesse au fouet vainqueur,
Change mon encre en fiel ; mets autour de mon cœur
L’armure adamantine, et dans mon front évoque,
Mètre de clous armé, l’ïambe d’Archiloque !
L’ïambe est de saison, l’ïambe et sa fureur,
Pour peindre dignement ces spectacles d’horreur
Et les sombres détails de ce cloaque immense.
Vous, mesdames, prenez vos flacons, je commence.
Un fantôme d’Habneck, honteux de son déchet,
Agite tristement un fantôme d’archet ;
L’harmonieux vieillard est quinteux et morose :
Il est devenu gai comme Louis Monrose.
Ses violons fameux que l’on voyait, dit-on,
Pleins d’une ardeur si noble, obéir au bâton,
L’archet morne à présent et la corde lâchée,
Semblent se conformer à sa mine fâchée ;
Et tout l’orchestre, avec ses cuivres en chaudrons,
Ainsi qu’un vieux banquier poursuivant les tendrons,Ou qu’un vers enjambant de césure en césure,
Lui-même se poursuit de mesure en mesure.
La musique sauvage et le drôle de cor
Qui guide au premier mai la famille Bouthor ;
Chez notre Deburau, les trois vieillards épiques
Qui font grincer des airs pointus comme des piques ;
Le concert souterrain des aveugles ; enfin
L’antique piano qui grogne à Séraphin
Et l’orchestre des chiens qu’on montre dans les foires,
Auprès de celui-là charment leurs auditoires.
Mais si rempli qu’il soit de grincements de dents,
Quels que soient les canards qui barbotent dedans,
Si féroce qu’il semble à toute oreille tendre,
Il vaut mieux que le chant qu’il empêche d’entendre.
Les choristes, rangés en affreux bataillons,
Marchent ad libitum en traînant des haillons ;
Les femmes, effrayant le dandy qu’elles visent,
Chantent faux des vers faux ; même, elles improvisent !
O ruines ! leurs dents croulent comme un vieux mur,
Et ces divinités, toutes d’un âge mûr,
Dont la plus séduisante est horriblement laide,
Font rêver par leurs os aux dagues de Tolède.
Leurs jupons évidés marchent à grands frous-frous,
Et leur visage bleu, percé de mille trous,S’étale avec orgueil comme une vieille cible.
Les hommes sont plus laids encor, si c’est possible.
Triste fin ! si l’on songe, en voyant ces objets,
Que ce chœur endurci vaut les premiers sujets !
Plus de ténors ! Leur si demande un cataplasme,
Et l’ut, le fameux ut, tombe dans le marasme.
En vain Pillet tremblant envoya ses zélés
Parcourir l’Italie avec leurs pieds ailés ;
En vain ils ont fouillé Rome, ville papale,
Naples, où la princesse à la pâleur fatale
Donne des rendez-vous aux jeunes cavaliers,
Et, courtisane avec des palais en colliers,
Venise, où lord Byron, deux fois vainqueur des ondes,
Poussait son noir coursier le long des vagues blondes,
Et Florence, où l’Arno, parmi ses flots tremblants,
Mêle l’azur du ciel avec les marbres blancs ;
Jusqu’au golfe enchanteur qu’un paradis limite,
L’ut ne veut plus lutter, le ténor est un mythe.
Seul, ô Duprez ! toujours plus grand, toujours vainqueur,
Toujours lançant au ciel ton chant qui sort du cœur,
Fièrement appuyé sur ta large méthode
Qui reste, comme l’art, au-dessus de la mode,
O Duprez ! ô Robert ! Arnold ! Éléazar !
En voyant les cailloux qu’on met devant ton char,Et les rivaux honteux que la haine te donne
Lorsque ta voix sublime à la fin t’abandonne,
Toujours maître de toi, tu luttes en héros,
Toujours roi, toujours fort, tandis que tes bourreaux
Inventent vingt ténors devant qui l’on s’incline,
Et qui durent un an, comme la crinoline.
Ah ! du moins nous avons la Danse, un art divin !
Et l’homme le plus fait pour être un écrivain,
Célébrât-il Louis et portât-il perruque,
Fût-il Caton, fût-il Boileau, fût-il eunuque,
Ne pourrait découvrir l’ombre d’un iota
Pour défendre à ses vers d’admirer Carlotta.
Son corps souple et nerveux a de suaves lignes ;
Vive comme le vent, douce comme les cygnes,
L’aile d’un jeune oiseau soutient ses pieds charmants,
Ses yeux ont des reflets comme des diamants,
Ses lèvres à l’Éden auraient servi de portes ;
Le jardin de Ronsard, de Belleau, de Desportes,
Devant Cypre et Chloris toujours extasiés,
A, pour les embellir, donné tous ses rosiers.
Elle va dans l’azur, laissant flotter ses voiles,
Conduire en souriant la danse des étoiles,
Poursuivre les oiseaux et prendre les rayons ;
Et, par les belles nuits, d’en bas nous la voyons,Dans les plaines du ciel d’ombre diminuées,
Jouer, entrelacée à ses sœurs les nuées,
Ouvrir son éventail et se mirer dans l’eau.
Qu’auriez-vous pu trouver à redire, ô Boileau ?
Une chose bien simple, hélas ! La jalousie
Nous cache tout ce luxe et cette poésie,
De même qu’autrefois, par un crime impuni,
Les mêmes envieux cachaient Taglioni,
Cet autre ange charmant des cieux imaginaires.
Sombre Junon ! Les Dieux ont-ils de ces colères ?
Aimez-vous les décors ? On n’en met nulle part.
Les vieux servent toujours, percés de part en part,
Et, par la main du Temps noircis comme des forges,
Ils pendent en lambeaux comme de vieilles gorges.
Les arbres sont orange, et, dans Guillaume Tell,
La montagne est percée à jour comme un tunnel.
Le temple de Robert, ses colonnes en loques,
S’agite aux quatre vents comme des pendeloques,
Et le couvent a l’air de s’être bien battu.
Dans La Muette enfin, mirabile dictu !
L’éruption se fait avec du papier rouge
Derrière lequel brille un lampion qui bouge.
Le machiniste, un sage, ennemi des succès,
Imite à tour de bras le Théâtre-Français.Les travestissements, les changements à vue,
Les transformations sont comme une revue
De la garde civique : on les manque toujours.
Les Français, l’Odéon, sont les seules amours
Du machiniste en chef ; il a cette coutume
D’étrangler les acteurs en tirant leur costume.
Quelques-uns sont vivants ; s’ils en ont réchappé,
C’est que le machiniste une fois s’est trompé,
Et rêvait d’Abufar, qu’il voit chaque dimanche.
C’est un homme d’esprit qui prendra sa revanche.
Enfin, on voit maigrir, comme un corps de ballet,
Des marcheuses, des rats, peuple jaune et fort laid,
Qui n’ont jamais dansé qu’à la Grande-Chartreuse,
Et qui, réjouissant de leur maigreur affreuse
Les lions estompés au cosmétique noir,
Prennent des rendez-vous pour le souper du soir.
Nous qui ne sommes pas danseurs, prenons la fuite.
Allons souper aussi, mon cœur, mais tout de suite,
Et tâchons d’oublier, en buvant de bons vins,
Cet hospice fameux, rival des Quinze-Vingts.Décembre 1845.
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