À perte de vue
Corsaire Sanglot s’ennuyait ! L’ennui était devenu sa raison de vivre. Il le laissait croître en silence, admirant chaque jour qu’il ait pu encore augmenter. C’était l’Ennui, grande place ensoleillée, bordée de colonnades rectilignes, bien balayée, bien propre, déserte. Une heure immuable avait sonné dans la vie du corsaire et celui-ci comprenait maintenant qu’ennui est synonyme d’Éternité. En vain était-il réveillé chaque nuit par le tic-tac insolite de la pendule, tic-tac qui s’amplifiait, emplissant de sa respiration la chambre où il était couché, ou bien, vers minuit, une présence obscure interrompait-elle son rêve. Ses pupilles, dilatées dans l’obscurité, cherchaient celui ou celle qui venait sans nul doute de s’introduire dans le logis. Mais personne n’avait forcé la porte et bientôt le bruit calme de l’horloge se confondait avec la respiration du dormeur.
Corsaire Sanglot sentait croître une estime nouvelle pour lui- même et en lui-même. Depuis qu’il avait compris et accepté la monotonie de l’Éternité, il avançait droit comme un bâton à travers les aventures, lianes glissantes, qui ne l’arrêtaient pas dans sa marche. Une exaltation nouvelle avait succédé à la dépression. Une espèce d’enthousiasme à rebours qui lui faisait considérer sans intérêt l’échec de ses plus chères tentatives. La liberté du temps l’avait enfin conquis. Il s’était confondu avec les patientes minutes qui se suivent et se ressemblent.
C’était l’ennui, grande place où il s’était un jour aventuré. Il était trois heures de l’après-midi. Le silence recouvrait jusqu’au bourdonnement sonore des frelons et de l’air chauffé. Les colonnades découpaient sur le sol jaune leurs ombres rectilignes. Nul passant sinon, de l’autre côté de cette place qui pouvait avoir trois kilomètres de rayon, un personnage minuscule qui circulait sans but défini. Corsaire Sanglot constata avec terreur qu’il était toujours trois heures, que les ombres étaient immuablement tournées dans la même direction. Mais cette terreur elle-même disparut. Le corsaire accepta finalement cet enfer pathétique. Il savait que nul paradis n’est permis à qui s’est rendu compte un jour de l’existence de l’infini et il consentait à rester, sentinelle éternellement debout, sur cette place chaude et éclairée brillamment par un soleil immobile.
Qui donc a comparé l’ennui à la poussière ? L’ennui et l’éternité sont absolument nets de toute souillure. Un balayeur mental en surveille soigneusement la propreté désespérante. Ai-je dit désespérante ? L’ennui ne saurait pas plus engendrer le désespoir qu’il ne saurait aboutir au suicide. Vous qui n’avez pas peur de la mort essayez donc un peu de l’ennui. Il ne vous servira plus à rien par la suite de mourir. Une fois pour toutes vous auront été révélés le tourment immobile et les perspectives lointaines de l’esprit débarrassé de tout pittoresque et de toute sentimentalité.
C’est à cette époque de sa vie qu’il advint à Corsaire Sanglot une étrange aventure. Elle ne l’émut pas outre mesure.
À peine prêtait-il une méprisante attention au paysage romantique dans lequel son corps se déplaçait : un sentier creux longeant le mur d’un cimetière derrière lequel apparaissait le sommet de quelques cyprès et de deux gigantesques pins parasols tandis que le ciel roulait sur lui-même, ballonné de nuages gris et noir et crevé en éventail du côté de l’ouest par les rayons du soleil qui faisait plus lugubrement encore saillir les arêtes monstrueuses des lourds cumulus. Était-il trois heures ? Il était plutôt cinq heures du soir en septembre. La désolation du crépuscule au manteau ténébreux gagnait du terrain. Le seul bruit entendu était l’inexplicable roulement d’une voiture du fait de l’encaissement du chemin, qui rendait invisible la route sans doute proche à moins qu’en raison du plafond céleste très bas les bruits ne se propageassent plus loin qu’à l’ordinaire. Soudain, et ceci le Corsaire Sanglot ne le vit pas, les trente mille pierres tombales du cimetière se dressèrent et trente mille cadavres dans leur chemise de toile paysanne à carreaux apparurent rangés comme pour une parade. Un petit nombre d’entre eux se détachèrent et, s’agrippant aux pierres, vinrent s’accouder au faîte du mur. C’est à ce moment que le Corsaire Sanglot vaguement oppressé aperçut leurs têtes. Elles jaillirent brusquement au-dessus du mur et le regardèrent en ricanant, mais lui, il poursuivait son chemin. Leurs éclats de rire retentirent longtemps derrière lui, le roulement de l’invisible voiture s’amplifia rapidement Quand le corsaire arriva au débouché du chemin sur la route, il vit un corbillard de grande taille, un corbillard pour géant, traîné par quatre forts chevaux percherons dont les sabots, en partie dissimulés par un bouquet de poils, martelaient durement le sol, mais un corbillard vide, sans cercueil et sans cocher.
Il disparut. Les morts assis sur le mur du cimetière regardaient le ciel en silence. Celui-ci, bousculé par des courants aériens élevés, roulait sur lui-même par masses de nuages gris et noirs où l’on eût souhaité la lumière de l’orage et qui, modifiant profondément la couleur du jour finissant donnait à la nature un aspect bitumineux, pesant, lourd. L’ennui orageux des saisons chaudes enveloppa le Corsaire Sanglot dans le tissu éponge de son peignoir ténébreux. C’est lui qui, d’un doigt vigilant, déplaçait les aiguilles illusoires du cadran. C’est lui qui égarait les promeneurs sur les grandes places ensoleillées, bordées de colonnades et qui, d’un mouvement perpétuel, agitait son océan étale, ignorant les tempêtes malgré un ciel menaçant de nuages gris et noirs et trop huileux pour qu’on pût jamais s’y noyer.
Paysages divers propres aux évocations depuis la caverne où la Sibylle et son serpent familier présidaient aux chutes d’Empires, jusqu’au tunnel du métropolitain décoré d’affiches monotones et humoristiques : « Dubonnet », nom ridicule destiné à l’exorcisme des fantômes familiers des souterrains, en passant par les forêts de Bondy fleuries d’espingoles et de tromblons, peuplées de bandits à chapeaux coniques, les manoirs de pierres dures, aux salles voûtées, hantées par les corbeaux sympathiques et les hiboux volumineux, les appartements de petits bourgeois où, sous un prétexte futile, salière renversée ou léger reproche, la discorde aux seins de fulmi-coton entre sans frapper et heurte deux époux débonnaires et leurs fils pusillanimes, leur met dans la main de jusque-là inoffensifs couteaux de table (exception faite pour les blessures aux doigts en coupant du pain — on doit rompre le pain et non le couper, ceci en souvenir de N.- S.) ou en hachant du persil (herbe dangereuse en raison de sa ressemblance avec la petite ciguë, plante vénéneuse, dont Socrate fut condamné à boire une purée meurtrière par l’impitoyable tribunal d’une ingrate patrie, ce qui permit à ce héros cher aux pédérastes de faire preuve d’un grand courage à l’instant suprême et le grandit au moment même où ses ennemis pensaient l’abattre) et transforme la paisible salle à manger en un lieu d’effroyable tuerie, le sang jaillissant des carotides tranchées, souillant tour à tour la soupière en porcelaine de Limoges, la suspension à gaz et le buffet imitation de la Renaissance, les coins de rues éclairées par un réverbère, vert en raison de l’arrêt des autobus, où des ombres patibulaires tiennent des conciliabules jusqu’à l’instant où un pas sonore retentit et les avertit que l’instant est proche où, dissimulés dans les coins de portes cochères ils bondiront sur le passant mal inspiré, les prés tendres à deux heures de l’après-midi quand le touriste désœuvré se débraille et s’agenouille sur la jeune bergère aux jupes troussées haut, paysages, vous aller n’êtes que du carton-pâte et des portants de décors. Un seul acteur : Frégoli, c’est-à-dire l’ennui, s’agite sur la scène et joue une sempiternelle comédie dont les protagonistes se poursuivent sans cesse, obligé qu’il est de se costumer dans les coulisses à chaque incarnation nouvelle.
Peu de temps après, Corsaire Sanglot passait dans une rue de Paris.
MONOLOGUE DU CORSAIRE SANGLOT
DEVANT UNE BOUTIQUE DE COIFFEUR
RUE DU FAUBOURG-SAlNT-HONORÉ« Je n’ai jamais eu d’amis, je n’ai eu que des amants. J’ai cru longtemps eu égard à mon attachement pour mes amis, à ma froideur pour les femmes que j’étais plus capable d’amitié que d’amour. Insensé, j’étais incapable d’amitié. La passion que j’ai apportée dans mes relations avec plusieurs comment aurais-je pu la distraire, la reporter sur d’autres objets. Je me souviens que cette passion fut réciproque dans quelques cas. Comment ai-je pu confondre avec l’amitié, vase grise et molle, ces rencontres tumultueuses, cette furieuse attirance, cette quasi-haine, ces débats de conscience, ces disputes, cette tristesse en leur absence, cette émotion quand, maintenant, que nous avons presque cessé de nous voir, je pense à eux. Ceux qui, incapables de sentir le caractère élevé de mon commerce, ne m’ont offert que de l’amitié, je les ai méprisés. Mes amis n’ont passé qu’un instant dans ma vie. À la première passante nous nous sommes abandonnés non sans jalousie. Je me suis égaré dans des alcôves sans échos, eux aussi. J’ai cru à l’oubli profond du sommeil sur les seins des maîtresses, je me suis laissé prendre à la tendresse du sphynx femelle, eux aussi. Rien maintenant ne saurait reprendre pour nous de la vie ancienne. Étrangers l’un à l’autre quand nous sommes en présence, nous renaissons à cette communion de pensée de jadis dès que nous nous quittons. Et le souvenir n’y est pour rien. Confronté à l’ami de jadis, l’ami idéal évoqué dans la solitude demanderait à qui on le compare et de quel droit ? lui, fiction née spontanément de la mélancolique notion de l’étendue.
Et maintenant je n’ai plus pour décors à mes actions que les places publiques : place La Fayette, place des Victoires, place Vendôme, place Dauphine, place de la Concorde.
Une poétique agoraphobie transforme mes nuits en déserts et mes rêves en inquiétude.
Je parle aujourd’hui devant une vitrine de postiches et de peignes d’écaille et tandis que machinalement je garnis cette maison de verre et de têtes coupées et de tortues apathiques, un gigantesque rasoir du meilleur acier prend la place d’une aiguille sur l’horloge de la petite cervelle. Elle rase désormais les minutes sans les trancher.
D’anciennes maîtresses modifient leur coiffure et je ne les reconnaîtrai plus, mes amis quelque part avec des inconnus boivent l’apéritif fatidique d’une débutante affection.
Je suis seul, capable encore et plus que jamais d’éprouver la passion. L’ennui, l’ennui que je cultive avec une rigoureuse inconscience pare ma vie de l’uniformité d’où jaillissent la tempête et la nuit et le soleil. »
Le coiffeur sortit à ce moment et du seuil considéra le promeneur arrêté.
« Voulez-vous être rasé ? Monsieur, je rase doucement. Mes instruments nickelés sont des lutins agiles. Ma femme, la posticheuse aux cheveux couleur de palissandre, est renommée pour la délicatesse de son massage et son adresse à polir les ongles, entrez, entrez, Monsieur. »
Le fauteuil et la glace lui offrirent leur familière pénombre. Déjà, la mousse emplissait le plat à barbe. Le coiffeur apprêtait son blaireau. Il était deux heures du matin, la nuit confondait les ombres des bustes de cire. Les parfums de la boutique flottaient lourdement. La mousse sur les bâtons de savon à barbe séchait en craquant. Corsaire Sanglot sentait une présence obscure au-dessus de sa tête. Il rejeta violemment les draps et la mer mourant à ses pieds l’enivra d’air salin. Le sable était fin. Corsaire Sanglot s’égara ensuite dans un vaste palais planté de hautes colonnes, si hautes même que le plafond était invisible. Puis son historiographe le perdit de vue et de mémoire.
Le Corsaire continua sa marche. Un palais l’arrêta longtemps. Construit avec des carapaces de homards et de langoustes, il dressait au milieu de montagnes blanches sa structure légère et sa masse rouge aux tours où l’on avait pris soin d’employer des crustacés cuits et brune aux murailles qui étaient faites de carapaces de crabes tourteaux, et le vent du large le faisait doucement osciller sur ses bases fragiles.
Prends garde, ne sois pas mon ami. J’ai juré de ne plus me laisser prendre à ce terrible piège à loup, je ne serai jamais le tien et si tu consens à tout abandonner pour moi, je ne t’en abandonnerai pas moins un jour.
Je connais d’ailleurs, pour l’avoir éprouvé, l’abandon. Si tu désires cette hautaine luxure c’est bien, tu peux me suivre. Autrement, je ne demande que ton indifférence, sinon ton hostilité.
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Robert DESNOS
Robert Desnos est un poète français, né le 4 juillet 1900 à Paris et mort du typhus le 8 juin 1945 au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie à peine libéré du joug de l’Allemagne nazie. Autodidacte et rêvant de poésie, Robert Desnos est introduit vers 1920 dans les milieux littéraires modernistes et... [Lire la suite]
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