À mon ami Eugène de N***
Les parfums les plus doux et les plus belles fleurs
Perdoient en un instant leurs charmantes odeurs;
Tous ces mets savoureux dont je chargeois ma table
Ne m’ont jamais offerts qu’un plaisir peu durable,
Oublié le jour même et suivi de regrets.
Mais de ces jours heureux, Xanthus, et de ces veilles
Où de savans discours ont charmé mes oreilles,
Il m’en reste des fruits qui ne mourront jamais.
CALLIMAQUE, traduction de La Porte Duteil.Vous voyez bien que j’ai mille choses à dire.
Hernani.Ne t’en va pas, Eugène, il n’est pas tard, la lune
À l’angle du carreau, sur l’atmosphère brune
N’a pas encor paru: nous causerons un peu,
Car causer est bien doux le soir, auprès du feu,
Lorsque tout est tranquille et qu’on entend à peine
Entre les arbres nus glisser la froide haleine
De la brise nocturne, et la chauve-souris
En tournoyant dans l’air pousser de faibles cris.
Reste; nous causerons de quelque jeune fille,
Dont la lèvre sourit, dont la prunelle brille,
Et que nous avons vue, en promenant un jour,
Passer devant nos yeux comme un ange d’amour;
De nos auteurs chéris, Victor et Sainte-Beuve,
Aigles audacieux, qui d’une route neuveEt d’obstacles semée ont tenté les hasards,
Malgré les coups de bec de mille geais criards;
Et d’Alfred de Vigny, qui d’une main savante
Dessina de Cinq-Mars la figure vivante;
Et d’Alfred de Musset et d’Antoni Deschamps,
Et d’eux tous dont la voix chante de nouveaux chants;
Des vieux qu’un siècle ingrat en s’avançant oublie,
Guillaume de Lorris, dont l’œuvre inaccomplie,
Poétique héritage, aux mains de Clopinel
Après sa mort passa, monument éternel
De la langue au berceau; Pierre Vidal, trouvère
Dont le luth tour à tour gracieux et sévère,
Sous les plafonds ornés de nobles panonceaux,
Dans leurs fêtes charmait les comtes provençaux;
Peyrols l’aventurier, qui rime en Palestine
Quelque amoureux tenson qu’à sa belle il destine;
Le bon Alain Chartier, Rutebeuf le conteur,
Sire Gasse-Brulez, Habert le traducteur,
Maître Clément Marot, madame Marguerite,
De ses jolis dizains la muse favorite;
Villon; et Rabelais, cet Homère moqueur,
Dont le sarcasme, aigu comme un poignard, au cœur
De chaque vice plonge, et des foudres du pape
N’ayant cure, l’atteint sous la pourpre ou la chape:
Car nous aimons tous deux les tours hardis et forts,
Mais naïfs cependant et placés sans efforts,
L’originalité, la puissance comique
Qu’on trouve en ces bouquins à couverture antique,
Dont la marge a jauni sous les doigts studieux
De vingt commentateurs, nos patients aïeux.
Quand nous aurons assez causé littérature,
Nous changerons de texte et parlerons peinture;
Je te dirai comment Rioult, mon maître, fait
Un tableau qui, je crois, sera d’un grand effet:C’est un ogre lascif qui dans ses bras infâmes
À son repaire affreux porte sept jeunes femmes;
Renaud de Montauban, illustre paladin,
Le suit l’épëe au poing; lui, d’un air de dédain,
Le regarde d’en haut; son œil sanglant et louche,
Son crâne chauve et plat, son nez rouge, sa bouche
Qui ricane et s’entr’ouvre ainsi qu’un gouffre noir,
Le rendent de tout point très singulier à voir;
Surprises dans le bain, les sept femmes sont nues,
Leurs contours veloutés, leurs formes ingénues
Et leur coloris frais comme un rêve au printemps,
Leurs cheveux en désordre et sur leurs cous flottants,
La terreur qui se peint dans leurs yeux pleins de larmes,
Me paraissent vraiment admirables; les armes
Du paladin Renaud, faites d’acier bruni,
Étoilé de clous d’or, sont du plus beau fini:
Un panache s’agite au cimier de son casque,
D’un dessin à la fois élégant et fantasque,
Sa visière est levée, et sur son corselet
Un rayon de soleil jette un brillant reflet.
Mais à ce tableau plein d’inventions heureuses
Je préfère pourtant ses petites baigneuses,
Vrai chef-d’œuvre de grâce et de naïveté,
Où la jeunesse brille avec son velouté.
Après viendront en foule anciens peintres de Rome:
Pérugin, Raphaël, homme au-dessus de l’homme;
De Florence, de Parme et de Venise aussi,
Véronèse, Titien, Léonard de Vinci,
Michel-Ange, Annibal Carrache, le Corrége,
Et d’autres plus nombreux que les flocons de neige
Qui s’entassent l’hiver au front des Apennins;
D’autres auprès de qui nous sommes tous des nains
Et dont la gloire immense, en vieillissant doublée,
Fait tomber les crayons de notre main troublée.Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt
Qui me fait tant plaisir; et mon chat Childebrand
Sur mes genoux posé selon son habitude,
Levant vers moi la tête avec inquiétude,
Suivra les mouvements de mon doigt, qui dans l’air
Esquisse mon récit pour le rendre plus clair.
Et nous aurons encor mille choses à dire
Lorsque tout sera dit: projets riants, délire
De jeunesse, que sais-je? un souvenir d’hier,
Le présent, l’avenir, mes chants, dont je suis fier
Comme des plus beaux chants, et ces vagues ébauches
De poèmes à faire, incomplètes et gauches,
Où les regards amis un instant arrêtés
Cherchent à pressentir de futures beautés,
Et ces légers dessins où je tâche de rendre
Ce que je ne saurais faire assez bien comprendre
Par mes vers; mais alors, Eugène, il sera tard,
Et je ne pourrai plus reculer ton départ.
Poème préféré des membres
Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.
Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
- J'ai laissé de mon sein de neige
- À Claudius Popelin (Sonnet II)
- Les Deux Âges
- La Mort dans la vie - Chapitre 5
- Albertus, 13 - CXXI à CXXII
- Montée sur le Brocken
- Oui, Forster, j'admirais ton oreille...
- En allant à la Chartreuse de Miraflorès
- La Mort dans la vie - Chapitre 8
- Vous ne connaissez pas les molles...
Commentaires
Aucun commentaire
Rédiger un commentaire