À mon ami Émile Deschamps
…Thus our curate, one whom all believe
Pious and just, and for whose fate they grieve :
All see him poor, but ev’n the vulgar know
He merits love, and their respect bestow, etc.
CRABBE — THE BOROUGHVoici quatre-vingts ans, — plus ou moins, — qu’un curé,
On plutôt un vicaire, au comté de Surrey
Vivait, chétif et pauvre, et père de famille ;
C’était un de ces cœurs dont l’excellence brille
Sur le front, dans les yeux, dans le geste et la voix ;
Gibbon nous dit qu’il l’eut pour maître dix-huit mois,
Et qu’il garda toujours souvenir du digne homme.
Or le révérend John Kirkby, comme il le nomme,
À son élève enfant a souvent raconté
Qu’ayant vécu d’abord, dans un autre comté,
— Le Cumberland, je crois, — en été, solitaire,
Volontiers il allait, loin de son presbytère,
Rêver sur une plage où la mer mugissait ;
Et que là, sans témoins, simple il se délassait
À contempler les flots, le ciel et la verdure ;
À s’enivrer longtemps de l’éternel murmure ;
Et quand il avait bien tout vu, tout admiré,
À chercher à ses pieds sur le sable doré,
Pour rapporter joyeux, de retour au village,
À ses enfants chéris maint brillant coquillage.
Un jour surtout, un jour qu’en ce beau lieu rêvant,
Assis sur un rocher, le pauvre desservant
Voyait sous lui la mer, comme un coursier qui fume,
S’abattre et se dresser, toute blanche d’écume ;
En son âme bientôt par un secret accord,
Et soit qu’il se sentît faible et seul sur ce bord,
Suspendu sur l’abîme ; ou soit que dans cette onde
Il crût voir le tableau de la vie en ce monde ;
Soit que ce bruit excite à tristement penser ;
— En son âme il se mit, hélas ! à repasser
Les chagrins et les maux de son humble misère ;
Qu’à peine sa famille avait le nécessaire ;
Que la rente, et la dîme, et les meilleurs profits
Allaient au vieux Recteur, qui n’avait point de fils ;
Que, lui, courait, prêchait dans tout le voisinage,
Et ne gagnait que juste à nourrir son ménage ;
Et pensant de la sorte, au bord de cette mer,
Ses pleurs amèrement tombaient au flot amer.Ce fut très peu de temps après cette journée,
Que, s’efforçant de fuir la misère obstinée,
Il quitta sa paroisse et son comté natal,
Et vint en Surreyshire, où le sort moins fatal
Le soulagea d’abord du plus lourd de sa chaîne
Et lui fit quelque aisance après si dure gêne.
Dans la maison Gibbon logé, soir et matin
Il disait la prière, enseignait le latin
Au fils ; puis, le dimanche et les grands jours qu’on chaume,
II prêchait à l’église et chantait haut le psaume.
Une fois, par malheur (car il manque au portrait
De dire que notre homme était un peu distrait,
Distrait comme Abraham Adams ou Primerose),
Un jour donc, à l’église, il n’omit autre chose
Que de prier tout haut pour Georges II, le Roi !
Les temps étaient douteux ; chacun tremblait pour soi ;
Kirkby fut chassé vite, et plaint, selon l’usage.
Ce qu’il devint, lui veuf, quatre enfants en bas âge,
Et suspect, je l’ignore, et Gibbon n’en dit rien.
Il quitta le pays ; mais ce que je sais bien,
C’est que, dût son destin rester dur et sévère,
Toujours il demeura bon chrétien, tendre père,
Soumis à son devoir, esclave de l’honneur,
Et qu’il mourut béni, bénissant le Seigneur.Et maintenant pourquoi réveiller la mémoire
De cet homme, et tirer de l’oubli cette histoire ?
Pourquoi ? dans quel dessein ? surtout en ce moment
Où la France, poussant un long gémissement,
Et retombée en proie aux factions parjures,
Assemble ses enfants autour de ses blessures ?
Que nous fait aujourd’hui ce défunt d’autrefois ?
Des pleurs bons à verser sous l’ombrage des bois,
En suivant à loisir sa chère rêverie,
Se peuvent-ils mêler aux pleurs de la patrie ?
Pourtant, depuis huit jours, ce vicaire inconnu
M’est, sans cesse et partout, à l’ame revenu :
Tant nous tient le caprice, et tant la fantaisie
Est souveraine aux cœurs épris de poésie ! —
Et d’ailleurs ce vicaire, homme simple et pieux,
Qui passa dans le monde à pas silencieux
Et souffrit en des temps si semblables aux nôtres,
Ne vaut-il pas qu’on pense à lui, plus que bien d’autres ?
Oh ! que si tous nos chefs, à leur tête le Roi,
Les élus du pays, les gardiens de la loi,
Nos généraux fameux et blanchis à la guerre,
Nos prélats, — enfin tous, — pareils à ce vicaire,
Et chacun dans le poste où Dieu le fit asseoir,
En droiture de cœur remplissaient leur devoir,
Oh ! qu’on ne verrait plus la France désarmée
Remettre en jeu bonheur, puissance et renommée,
Et, saignante, vouloir et ne pouvoir guérir,
Et l’abîme d’hier chaque jour se rouvrir !Août 1829.
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Charles-Augustin SAINTE-BEUVE
Charles-Augustin Sainte-Beuve est un critique littéraire et écrivain français, né le 24 décembre 1804 à Boulogne-sur-Mer et mort le 13 octobre 1869 à Paris. Né à Moreuil le 6 novembre 1752, le père de l’auteur, Charles-François Sainte-Beuve, contrôleur principal des droits réunis et conseiller municipal à... [Lire la suite]
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