09 – Satire IX – C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler…
C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
Vous avez des défauts que je ne puis celer :
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l’insolence ;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
On croirait à vous voir dans vos libres caprices
Discourir en Caton des vertus et des vices,
Décider du mérite et du prix des auteurs,
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu’étant seul à couvert des traits de la satire
Vous avez tout pouvoir de parler et d’écrire.
Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j’en crois,
Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,
Je ris, quand je vous vois, si faible et si stérile,
Prendre sur vous le soin de réformer la ville,
Dans vos discours chagrins plus aigre et plus mordant
Qu’une femme en furie, ou Gautier en plaidant.
Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète
Sans l’aveu des neuf sœurs vous a rendu poète ?
Sentez-vous, dites-moi, ces violents transports
Qui d’un esprit divin font mouvoir les ressorts ?
Qui vous a pu souffler une si folle audace ?
Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ?
Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré,
Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré,
Et qu’à moins d’être au rang d’Horace ou de Voiture
On rampe dans la fange avec l’abbé de Pure ?
Que si tous mes efforts ne peuvent réprimer
Cet ascendant malin qui vous force à rimer,
Sans perdre en vains discours tout le fruit de vos veilles,
Osez chanter du roi les augustes merveilles :
Là, mettant à profit vos caprices divers,
Vous verriez tous les ans fructifier vos vers,
Et par l’espoir du gain votre muse animée
Vendrait au poids de l’or une once de fumée.
Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenter
Par l’éclat d’un fardeau trop pesant à porter.
Tout chantre ne peut pas, sur le ton d’un Orphée,
Entonner en grands vers « la Discorde étouffée » ;
Peindre « Bellone en feu tonnant de toutes parts »,
« Et le Belge effrayé fuyant sur ses remparts. »
Sur un ton si hardi, sans être téméraire,
Racan pourrait chanter au défaut d’un Homère ;
Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard,
Que l’amour de blâmer fit poètes par art,
Quoiqu’un tas de grimauds vante notre éloquence,
Le plus sûr est pour nous de garder le silence.
Un poème insipide et sottement flatteur
Déshonore à la fois le héros et l’auteur :
Enfin de tels projets passent notre faiblesse.
Ainsi parle un esprit languissant de mollesse
Qui, sous l’humble dehors d’un respect affecté,
Cache le noir venin de sa malignité.
Mais, dussiez-vous en l’air voir vos ailes fondues,
Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
Que d’aller sans raison, d’un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et du bruit dangereux d’un livre téméraire,
A vos propres périls enrichir le libraire ?
Vous vous flattez peut-être, en votre vanité,
D’aller comme un Horace à l’immortalité ;
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises futurs préparer des tortures.
Mais combien d’écrivains, d’abord si bien reçus,
Sont de ce fol espoir honteusement déçus !
Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre,
Dont les vers en paquet se vendent à la livre !
Vous pourrez voir, un temps, vos écrits estimés
Courir de main en main par la ville semés ;
Puis de là tout poudreux, ignorés sur la terre,
Suivre chez l’épicier Neufgermain et La Serre ;
Ou de trente feuillets réduits peut-être à neuf,
Parer, demi-rongés, les rebords du pont Neuf.
Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages
Occuper le loisir des laquais et des pages,
Et souvent dans un coin renvoyés à l’écart
Servir de second tome aux airs du Savoyard !
Mais je veux que le sort, par un heureux caprice,
Fasse de vos écrits prospérer la malice,
Et qu’enfin votre livre aille, au gré de vos vœux,
Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux ;
Que vous sert-il qu’un jour l’avenir vous estime,
Si vos vers aujourd’hui vous tiennent lieu de crime,
Et ne produisent rien, pour fruit de leurs bons mots,
Que l’effroi du public et la haine des sots ?
Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
Laissez mourir un fat dans son obscurité.
Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ;
Le David imprimé n’a point vu la lumière ;
Le Moïse commence à moisir par les bords.
Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts.
Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
Et qu’ont fait tant d’auteurs, pour remuer leur cendre ?
Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut,
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
Ce qu’ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs, ou supprimé la rime.
Ecrive qui voudra : chacun à ce métier
Peut perdre impunément de l’encre et du papier.
Un roman, sans blesser les lois ni la coutume,
Peut conduire un héros au dixième volume.
De là vient que Paris voit chez lui de tout temps
Les auteurs à grands flots déborder tous les ans ;
Et n’a point de portail où, jusques aux corniches,
Tous les piliers ne soient enveloppés d’affiches.
Vous seul, plus dégoûté, sans pouvoir et sans nom,
Viendrez régler les droits et l’état d’Apollon !
Mais vous, qui raffinez sur les écrits des autres,
De quel oeil pensez-vous qu’on regarde les vôtres ?
Il n’est rien en ce temps à couvert de vos coups ;
Mais savez-vous aussi comme on parle de vous ?
Gardez-vous, dira l’un, de cet esprit critique :
On ne sait bien souvent quelle mouche le pique ;
Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis.
Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,
Et croit régler le monde au gré de sa cervelle.
Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ?
Peut-on si bien prêcher qu’il ne dorme au sermon ?
Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse,
N’est qu’un gueux revêtu des dépouilles d’Horace ;
Avant lui Juvénal avait dit en latin
« Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin. »
L’un et l’autre avant lui s’étaient plaints de la rime,
Et c’est aussi sur eux qu’il rejette son crime :
Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux.
J’ai peu lu ces auteurs, mais tout n’irait que mieux,
Quand de ces médisants l’engeance toute entière
Irait la tête en bas rimer dans la rivière.
Voilà comme on vous traite : et le monde effrayé
Vous regarde déjà comme un homme noyé.
En vain quelque rieur, prenant votre défense,
Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ;
Rien n’apaise un lecteur toujours tremblant d’effroi,
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.
Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
N’entendrai-je qu’auteurs se plaindre et murmurer ?
Jusqu’à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
Répondez, mon Esprit ; ce n’est plus raillerie :
Dites… Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ?
Et qui, voyant un fat s’applaudir d’un ouvrage
Où la droite raison trébuche à chaque page,
Ne s’écrie aussitôt : « L’impertinent auteur !
« L’ennuyeux écrivain ! Le maudit traducteur !
« A quoi bon mettre au jour tous ces discours frivoles,
« Et ces riens enfermés dans de grandes paroles ? »
Est-ce donc là médire, ou parler franchement ?
Non, non, la médisance y va plus doucement.
Si l’on vient à chercher pour quel secret mystère
Alidor à ses frais bâtit un monastère :
« Alidor ! » dit un fourbe, « il est de mes amis,
« Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis :
« C’est un homme d’honneur, de piété profonde,
« Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde. »
Voilà jouer d’adresse, et médire avec art ;
Et c’est avec respect enfoncer le poignard.
Un esprit né sans fard, sans basse complaisance,
Fuit ce ton radouci que prend la médisance.
Mais de blâmer des vers ou durs ou languissants,
De choquer un auteur qui choque le bons sens,
De railler un plaisant qui ne sait pas nous plaire,
C’est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire.
Tous les jours à la cour un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité ;
A Malherbe, à Racan, préférer Théophile,
Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile.
Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila ;
Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.
Il n’est valet d’auteur, ni copiste à Paris,
Qui, la balance en main, ne pèse les écrits.
Dès que l’impression fait éclore un poète,
Il est esclave né de quiconque l’achète :
Il se soumet lui-même aux caprices d’autrui,
Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui.
Un auteur à genoux, dans une humble préface,
Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce ;
Il ne gagnera rien sur ce juge irrité,
Qui lui fait son procès de pleine autorité.
Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
On sera ridicule, et je n’oserai rire !
Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché.
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
En les blâmant enfin j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
« Il a tort », dira l’un ; « pourquoi faut-il qu’il nomme ?
« Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
« Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
« Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
« Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ? »
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma muse, en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ;
Qu’on prise sa candeur et sa civilité ;
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
On le veut, j’y souscris, et suis prêt de me taire.
Mais que pour un modèle on montre ses écrits,
Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire :
Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire,
Et, s’il ne m’est permis de le dire au papier,
J’irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
« Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne. »
Quel tort lui fais-je enfin ? Ai-je par un écrit
Pétrifié sa veine et glacé son esprit ?
Quand un livre au palais se vend et se débite,
Que chacun par ses yeux juge de son mérite,
Que Billaine l’étale au deuxième pilier,
Le dégoût d’un censeur peut-il le décrier ?
En vain contre le Cid un ministre se ligue :
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue,
L’Académie en corps a beau le censurer :
Le public révolté s’obstine à l’admirer.
Mais, lorsque Chapelain met une œuvre en lumière,
Chaque lecteur d’abord lui devient un Lignière.
En vain il a reçu l’encens de mille auteurs :
Son livre en paraissant dément tous ses flatteurs.
Ainsi, sans m’accuser, quand tout Paris le joue,
Qu’il s’en prenne à ses vers que Phébus désavoue ;
Qu’il s’en prenne à sa muse allemande en françois.
Mais laissons Chapelain pour la dernière fois.
La satire, dit-on, est un métier funeste,
Qui plaît à quelques gens, et choque tout le reste.
La suite en est à craindre : en ce hardi métier
La peur plus d’une fois fit repentir Régnier.
Quittez ces vains plaisirs dont l’appât vous abuse :
A de plus doux emplois occupez votre muse ;
Et laissez à Feuillet réformer l’univers.
Et sur quoi donc faut-il que s’exercent mes vers ?
Irai-je dans une ode, en phrases de Malherbe,
« Troubler dans ses roseaux le Danube superbe ;
« Délivrer de Sion le peuple gémissant ;
« Faire trembler Memphis, ou pâlir le Croissant.
« Et, passant du Jourdain les ondes alarmées,
« Cueillir » mal à propos, « les palmes idumées » ?
Viendrai-je, en une églogue, entouré de troupeaux,
Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux,
Et, dans mon cabinet assis au pied des hêtres,
Faire dire aux échos des sottises champêtres ?
Faudra-t-il de sens froid, et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l’air faire le langoureux ;
Lui prodiguer les noms de Soleil et d’Aurore,
Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ?
Je laisse aux doucereux ce langage affété,
Où s’endort un esprit de mollesse hébété.
La satire, en leçons, en nouveautés fertile,
Sait seule assaisonner le plaisant et l’utile,
Et, d’un vers qu’elle épure aux rayons du bons sens,
Détrompe les esprits des erreurs de leur temps.
Elle seule, bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusque sous le dais faire pâlir le vice,
Et souvent sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Va venger la raison des attentats d’un sot.
C’est ainsi que Lucile, appuyé de Lélie,
Fit justice en son temps des Cotins d’Italie,
Et qu’Horace, jetant le sel à pleines mains,
Se jouait aux dépens des Pelletiers romains.
C’est elle qui, m’ouvrant le chemin qu’il faut suivre,
M’inspira dès quinze ans la haine d’un sot livre ;
Et sur ce mont fameux, où j’osai la chercher,
Fortifia mes pas et m’apprit à marcher.
C’est pour elle, en un mot, que j’ai fait vœu d’écrire.
Toutefois, s’il le faut, je veux bien m’en dédire,
Et, pour calmer enfin tous ces flots d’ennemis,
Réparer en mes vers les maux que j’ai commis.
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru ;
Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire ;
Saufal est le phénix des Esprits relevés ;
Perrin… Bon, mon esprit ! courage ! poursuivez.
Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie
Va prendre encor ces vers pour une raillerie ?
Et Dieu sait aussitôt que d’auteurs en courroux,
Que de rimeurs blessés s’en vont fondre sur vous !
Vous les verrez bientôt, féconds en impostures,
Amasser contre vous des volumes d’injures,
Traiter en vos écrits chaque vers d’attentat,
Et d’un mot innocent faire un crime d’Etat.
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages,
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;
Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ?
Et par ses cris enfin que saurait-il produire ?
Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
L’entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
Non, pour louer un roi que tout l’univers loue,
Ma langue n’attend point que l’argent la dénoue,
Et, sans espérer rien de mes faibles écrits,
L’honneur de le louer m’est un trop digne prix ;
On me verra toujours, sage dans mes caprices,
De ce même pinceau dont j’ai noirci les vices
Et peint du nom d’auteur tant de sots revêtus,
Lui marquer mon respect et tracer ses vertus.
Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace,
Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
Hé ! mon Dieu, craignez tout d’un auteur en courroux,
Qui peut… – Quoi ? – Je m’entends. – Mais encor – Taisez-vous !
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