08 – Satire VIII – De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air…
À M. M., docteur de Sorbonne
De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.
Quoi ! dira-t-on d’abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu’à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oui sans doute.
Ce discours te surprend, docteur, je l’aperçoi.
L’homme de la nature est le chef et le roi :
Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage,
Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage.
Il est vrai de tout temps, la raison fut son lot :
Mais de là je conclus que l’homme est le plus sot.
Ces propos, diras-tu, sont bons dans la satire,
Pour égayer d’abord un lecteur qui veut rire :
Mais il faut les prouver. En forme. – J’y consens.
Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs.
Qu’est-ce que la sagesse ? une égalité d’âme
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
Qu’un doyen au palais ne monte les degrés.
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ?
La fourmi tous les ans traversant les guérets,
Grossit ses magasins des trésors de Cérès ;
Et dès que l’aquilon ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimas attrister la nature,
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l’hiver des biens conquis durant l’été.
Mais on ne la voit point, d’une humeur inconstante,
Paresseuse au printemps, en hiver diligente,
Affronter en plein champ les fureurs de janvier,
Ou demeurer oisive au retour du bélier.
Mais l’homme, sans arrêt dans sa course insensée,
Voltige incessamment de pensée en pensée :
Son cœur, toujours flottant entre mille embarras,
Ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il ne veut pas.
Ce qu’un jour il abhorre, en l’autre il le souhaite.
Moi ! j’irais épouser une femme coquette !
J’irais, par ma constance aux affronts endurci,
Me mettre au rang des saints qu’a célébrés Bussi !
Assez de sots sans moi feront parler la ville,
Disait, le mois passé, ce marquis indocile,
Qui, depuis quinze jours dans le piège arrêté,
Entre les bons maris pour exemple cité,
Croit que Dieu tout exprès d’une côte nouvelle
A tiré pour lui seul une femme fidèle.
Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir :
Il condamne au matin ses sentiments du soir :
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tous moments d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc.
Cependant à le voir plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères,
Lui seul de la nature est la base et l’appui,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux, il est, dit-il, le maître.
- Qui pourrait le nier, poursuis-tu. – Moi, peut-être.
Mais, sans examiner si, vers les antres sourds,
L’ours a peur du passant, ou le passant de l’ours ;
Et si, sur un édit des pâtres de Nubie,
Les lions de Barca videraient la Libye ;
Ce maître prétendu qui leur donne des lois,
Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois ?
L’ambition, l’amour, l’avarice, ou la haine,
Tiennent comme un forçat son esprit à la chaîne.
Le sommeil sur ses yeux commence à s’épancher :
Debout, dit l’avarice, il est temps de marcher.
Hé ! laissez-moi. – Debout ! – Un moment ! – Tu répliques ?
- A peine le soleil fait ouvrir les boutiques.
- N’importe, lève-toi. – Pour quoi faire après tout ? -
Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,
Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,
Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
- Mais j’ai des biens en foule, et je m’en puis passer.
- On n’en peut trop avoir ; et pour en amasser
Il ne faut épargner ni crime, ni parjure ;
Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure ;
Eût-on plus de trésors que n’en perdit Galet,
N’avoir en sa maison ni meubles, ni valet ;
Parmi les tas de blés vivre de seigle et d’orge ;
De peur de perdre un liard souffrir qu’on vous égorge.
- Et pourquoi cette épargne enfin ? – L’ignores-tu ?
Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,
Profitant d’un trésor en tes mains inutile,
De son train quelque jour embarrasse la ville.
Que faire ? Il faut partir : les matelots sont prêts.
Ou, si pour l’entraîner l’argent manque d’attraits,
Bientôt l’ambition et toute son escorte
Dans le sein du repos vient le prendre à main-forte,
L’envoie en furieux, au milieu des hasards,
Se faire estropier sur les pas des Césars ;
Et cherchant sur la brèche une mort indiscrète,
De sa folle valeur embellir la gazette.
Tout beau, dira quelqu’un, raillez plus à propos ;
Ce vice fut toujours la vertu des héros.
Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ?
- Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angely, qui, de sang altéré,
Maître du monde entier s’y trouvait trop serré !
L’enragé qu’il était, né roi d’une province
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ;
Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre ;
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des Petites-Maisons,
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parents, enfermé de bonne heure !
Mais, sans nous égarer dans ces digressions,
Traiter, comme Senaut, toutes les passions ;
Et, les distribuant par classes et par titres,
Dogmatiser en vers, et rimer par chapitres,
Laissons-en discourir La Chambre ou Coëffeteau,
Et voyons l’homme enfin par l’endroit le plus beau.
Lui seul, vivant, dit-on, dans l’enceinte des villes,
Fait voir d’honnêtes mœurs, des coutumes civiles,
Se fait des gouverneurs, des magistrats, des rois,
Observe une police, obéit à des lois.
Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police,
Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains
Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
Jamais, pour s’agrandir, vit-on dans sa manie
Un tigre en factions partager l’Hyrcanie ?
L’ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
A-t-on vu quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
« Lions contre lions, parents contre parents
« Combattre follement pour le choix des tyrans ? »
L’animal le plus fier qu’enfante la nature
Dans un autre animal respecte sa figure,
De sa rage avec lui modère les accès,
Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès.
Un aigle, sur un champ prétendant droit d’aubaine,
Ne fait point appeler un aigle à la huitaine ;
Jamais contre un renard chicanant un poulet
Un renard de son sac n’alla charger Rolet ;
Jamais la biche en rut n’a, pour fait d’impuissance,
Traîné du fond des bois un cerf à l’audience ;
Et jamais juge, entre eux ordonnant le congrès,
De ce burlesque mot n’a sali ses arrêts.
On ne connaît chez eux ni placets ni requêtes,
Ni haut, ni bas conseil, ni chambre des enquêtes.
Chacun l’un avec l’autre en toute sûreté,
Vit sous les pures lois de la simple équité,
L’homme seul, l’homme seul, en sa fureur extrême,
Met un brutal honneur à s’égorger soi-même.
C’était peu que sa main conduite par l’enfer,
Eût pétri le salpêtre, eût aiguisé le fer :
Il fallait que sa rage à l’univers funeste,
Allât encor de lois embrouiller un Digeste ;
Cherchant pour l’obscurcir des gloses, des docteurs,
Accablât l’équité sous des monceaux d’auteurs,
Et pour comble de maux apportât dans la France
Des harangueurs du temps l’ennuyeuse éloquence.
Doucement, diras-tu ! que sert de s’emporter ?
L’homme a ses passions, on n’en saurait douter ;
Il a comme la mer ses flots et ses caprices :
Mais ses moindres vertus balancent tous ses vices.
N’est-ce pas l’homme enfin dont l’art audacieux
Dans le tour d’un compas a mesuré les cieux ?
Dont la vaste science, embrassant toutes choses,
A fouillé la nature, en a percé les causes ?
Les animaux ont-ils des universités ?
Voit-on fleurir chez eux les quatre facultés ?
Y voit-on des savants en droit, en médecine,
Endosser l’écarlate et se fourrer d’hermine ?
Non, sans doute ; et jamais chez eux un médecin
N’empoisonna les bois de son art assassin.
Jamais docteur armé d’un argument frivole
Ne s’enroua chez eux sur les bancs d’une école.
Mais sans chercher au fond, si notre esprit déçu
Sait rien de ce qu’il sait, s’il a jamais rien su,
Toi-même réponds-moi : Dans le siècle où nous sommes,
Est-ce au pied du savoir qu’on mesure les hommes ?
Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir ?
Dit un père à son fils dont le poil va fleurir ;
Prends-moi le bon parti : laisse là tous les livres.
Cent francs au denier cinq combien font-ils ? – Vingt livres.
C’est bien dit. Va, tu sais tout ce qu’il faut savoir.
Que de biens, que d’honneurs sur toi s’en vont pleuvoir !
Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences ;
Prends, au lieu d’un Platon, le Guidon des finances.
Sache quelle province enrichit les traitants ;
Combien le sel au roi peut fournir tous les ans.
Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire,
Injuste, violent, sans foi, double, faussaire.
Ne va point sottement faire le généreux :
Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ;
Et, trompant de Colbert la prudence importune,
Va par tes cruautés mériter la fortune.
Aussitôt tu verras poètes, orateurs,
Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs,
Dégrader les héros pour te mettre en leurs places,
De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces,
Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin,
Que tu sais de leur art et le fort et le fin.
Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage ;
Il a, sans rien savoir, la science en partage,
Il a l’esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang ;
Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
L’or même à la laideur donne un teint de beauté :
Mais tout devient affreux avec la pauvreté.
C’est ainsi qu’à son fils un usurier habile
Trace vers la richesse une route facile :
Et souvent tel y vient, qui sait, pour tout secret,
Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept.
Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible,
Va marquer les écueils de cette mer terrible ;
Perce la sainte horreur de ce livre divin ;
Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin,
Débrouille des vieux temps les querelles célèbres ;
Eclaircis des rabbins les savantes ténèbres :
Afin qu’en ta vieillesse un livre en maroquin
Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin,
Qui, pour digne loyer de la Bible éclaircie,
Te paye en l’acceptant d’un « Je vous remercie ».
Ou, si ton cœur aspire à des honneurs plus grands
Quitte là le bonnet, la Sorbonne et les bancs ;
Et, prenant désormais un emploi salutaire,
Mets-toi chez un banquier, ou bien chez un notaire :
Laisse-là saint Thomas s’accorder avec Scot ;
Et conclus avec moi qu’un docteur n’est qu’un sot.
Un docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poète ;
C’est pousser un peu loin votre muse indiscrète.
Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison,
L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?
N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s’embarquer,
Il ne voit point d’écueil qu’il ne l’aille choquer ?
Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
N’écris plus, guéris-toi d’une vaine furie,
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu’accroître en lui la fureur de rimer ?
Tous les jours de ses vers, qu’à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ;
Car, lorsque son démon commence à l’agiter,
Tout, jusqu’à sa servante, est prêt à déserter.
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement de sa bizarre voix
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route.
L’homme seul, qu’elle éclaire, en plein jour ne voit goutte ;
Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,
Et dans tout ce qu’il fait n’a ni raison ni sens.
Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l’oblige ;
Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit,
Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères
S’effrayer sottement de leurs propres chimères,
Plus de douze attroupés craindre le nombre impair,
Ou croire qu’un corbeau les menace dans l’air.
Jamais l’homme, dis-moi, vit-il la bête folle
Sacrifier à l’homme, adorer son idole,
Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents,
Demander à genoux la pluie ou le beau temps ?
Non, mais cent fois la bête a vu l’homme hypocondre
Adorer le métal que lui-même il fit fondre ;
A vu dans un pays les timides mortels
Trembler aux pieds d’un singe assis sur leurs autels ;
Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles,
L’encensoir à la main chercher les crocodiles.
Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ?
Que peut servir ici l’Egypte et ses faux dieux ?
Quoi ! me prouverez-vous par ce discours profane
Que l’homme, qu’un docteur est au-dessous d’un âne ?
Un âne, le jouet de tous les animaux,
Un stupide animal, sujet à mille maux ;
Dont le nom seul en soi comprend une satire !
- Oui, d’un âne : et qu’a-t-il qui nous excite à rire ?
Nous nous moquons de lui : mais s’il pouvait un jour,
Docteur, sur nos défauts s’exprimer à son tour ;
Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage
De la parole enfin lui permettait l’usage ;
Qu’il pût dire tout haut ce qu’il se dit tout bas ;
Ah ! docteur, entre nous, que ne dirait-il pas ?
Et que peut-il penser lorsque dans une rue,
Au milieu de Paris, il promène sa vue ;
Qu’il voit de toutes parts les hommes bigarrés,
Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ?
Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse,
Courir chez un malade un assassin en housse ;
Qu’il trouve de pédants un escadron fourré,
Suivi par un recteur de bedeaux entouré ;
Ou qu’il voit la Justice, en grosse compagnie,
Mener tuer un homme avec cérémonie ?
Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi
Un hasard au palais le conduit un jeudi ;
Lorsqu’il entend de loin, d’une gueule infernale,
La chicane en fureur mugir dans la grand’salle ?
Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers,
Les clercs, les procureurs, les sergents, les greffiers ?
Oh ! que si l’âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvait trouver la voix qu’il eut au temps d’Esope ;
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu’il dirait de bon cœur, sans en être jaloux,
Content de ses chardons, et secouant la tête :
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête !
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