02 – Satire II – Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine…
A M. Molière.
Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers.
Dans les combats d’esprit sçavant Maistre d’escrime,
Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime.
On diroit, quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et sans qu’un long détour t’arreste, ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-mesme s’y place.
Mais moi qu’un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchez, je croi, fit devenir Rimeur :
Dans ce rude métier, où mon esprit se tuë,
En vain pour la trouver, je travaille, et je suë.
Souvent j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir :
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d’un Galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l’Abbé de P*** :
Si je pense exprimer un Auteur sans défaut,
La Raison dit Virgile, et la rime Quinaut.
Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire,
La Bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
Triste, las, et confus, je cesse d’y réver :
Et maudissant vingt fois le Demon qui m’inspire,
Je fais mille sermens de ne jamais écrire :
Mais quand j’ai bien maudit et Muses et Phebus,
Je la voi qui paroist, quand je n’y pense plus.
Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume :
Je reprens sur le champ le papier et la plume,
Et de mes vains sermens perdant le souvenir,
J’attens de vers en vers qu’elle daigne venir.
Encor, si pour rimer, dans sa verve indiscrete,
Ma muse au moins souffroit une froide epithete :
Je ferois comme un autre ; et sans chercher si loin,
J’aurois toûjours des mots pour les coudre au besoin.
Si je loüois Philis, En miracles féconde ;
Je trouverois bientost, A. nulle autre seconde.
Si je voulois vanter un objet Nompareil ;
Je mettrois à l’instant, Plus beau que le Soleil.
Enfin parlant toûjours d’Astres et de Merveilles,
De Chef-d’œuvre des Cieux, de Beautez sans pareilles,
Avec tous ces beaux mots souvent mis au hazard,
Je pourois aisément, sans génie, et sans art,
Et transposant cent fois et le Nom et le Verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe :
Mais mon Esprit tremblant sur le choix de ses mots,
N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos :
Et ne sçauroit souffrir, qu’une phrase insipide
Vienne à la fin d’un vers remplir la place vuide :
Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j’écris quatre mots, j’en effaceray trois.
Maudit soit le premier, dont la verve insensée
Dans les bornes d’un vers renferma sa pensée,
Et donnant à ses mots une étroite prison,
Voulut avec la Rime enchaîner la Raison.
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours pleins de loisir couleraient sans envie.
Je n’aurois qu’à chanter, rire, boire d’autant ;
Et comme un gras Chanoine, à mon aise, et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
Mon cœur exempt de soins, libre de passion,
Sçait donner une borne à son ambition,
Et fuiant des grandeurs la presence importune,
Je ne vais point au Louvre adorer la Fortune :
Et je serois heureux, si pour me consumer,
Un Destin envieux ne m’avoit fait rimer.
Mais depuis le moment que cette frenesie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu’un Demon jaloux de mon contentement,
M’inspira le dessein d’écrire poliment ;
Tous les jours malgré moi, cloüé sur un Ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier,
J’envie en écrivant le sort de Pelletier,
Bienheureux Scutari, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume.
Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissans,
Semblent estre formez en dépit du bon sens :
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un Marchand pour les vendre, et des Sots pour les lire.
Et quand la Rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu’importe que le reste y soit mis de travers ?
Malheureux mille fois celuy, dont la manie
Veut aux regles de l’Art asservir son genie.
Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir :
Et toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-mesme il s’admire.
Mais un Esprit sublime, en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toûjours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire.
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’Esprit,
Voudroit pour son repos n’avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
Ou, puisqu’enfin tes soins y seroient superflus,
Molière, enseigne moi l’Art de ne rimer plus.
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Nicolas Boileau, dit aussi Boileau-Despréaux, le « législateur du Parnasse » (né le 1er novembre 1636 à Paris et mort le 13 mars 1711 à Paris), est un poète, écrivain et critique français. Quinzième enfant de Gilles Boileau, greffier de la Grand’ Chambre du Parlement de Paris, Nicolas Boileau est, dès son plus jeune... [Lire la suite]
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